L'aboutissement filmique selon Cassavetes. Tout transpire et flamboie le cinéma dans Love Streams, avant dernier film du cinéaste sorti dans les salles en 1984 : une actrice-muse plus émouvante que jamais, un John Cassavetes extraordinaire en romancier un brin cynique et désabusé, un sujet simple et puissant à la matière dramatique proprement impressionnante, une mise en scène fluide et passionnante, une bande-son éclectique et grisante, une photographie resplendissante... l'ensemble incorporé à la direction artistique hors du commun de Phedon Papamichael peuplée d'intérieurs et d'accessoires rinçant la rétine comme peu d'autres. Tout est déjà dit avant l'heure : Love Streams est un chef d'oeuvre.
Si pièce maîtresse il y a c'est aussi celle qui se place au dessus des autres dans la somptueuse filmographie du cinéaste. Malgré la liberté de ton rafraîchissante de Shadows et la virtuosité rythmique de Faces ; malgré la redoutable capacité dramaturgique des improvisations de Husbands ; malgré la composition géniale de Gena Rowlands dans Une Femme sous Influence et Opening Night et l'efficacité narrative du très bon Gloria rien ne prépare au bouleversement cinématographique que suscite Love Streams. Inspiré d'une pièce de William Shakespeare nommée La Tempête ce monument d'émotions psychologiques évoque par ailleurs beaucoup l'oeuvre de Tennessee Williams ( Soudain l'été dernier vient à l'esprit dans la dernière demi-heure, mais aussi La Ménagerie de Verre : atmosphère moite, orageuse, quasiment tropicale moirant des conflits familiaux ) et de Anton Tchekhov ( résidences bourgeoises en forme de villégiature, humour noir pétri d'amertume par instants...) témoignant d'un apanage théâtral particulièrement dense. John Cassavetes et Gena Rowlands, dans le rôle du romancier Robert Harmon et de sa soeur Sarah Lawson font preuve d'une maîtrise, d'une aisance et d'une complicité tout à fait salutaire et singulière, n'hésitant pas à décupler leur énergie physique et psychologique lors des séquences "fortes". Quant à Seymour Cassel ( Jack Lawson ) il joue davantage la carte du retrait, bien que remarquable de présence et de sympathie également...
Mais le délice constant de ce "Torrents d'amour" c'est bel et bien sa portée émotionnelle. Cassavetes n'a pas son pareil pour instiller les humeurs des bars, des soirées et autres boîtes de nuits : brouhaha feutré, fringance des hommes et fragrance des femmes, alcools et autres états d'ivresses, musique langoureuse ( le saxophone solo de Deep Night par-ci, un orchestre de blues par là )... personnages déchirés, torturés, en pleine situation de "jeu" ( la séquence dans laquelle Robert entretient une discussion sérieuse avec son fils nous laisse entrevoir en mise en abîme un tableau de joueurs d'échecs déjà aperçu dans Faces ) incapables d'assumer leur relation familiale et sentimentale. La scène de l'aéroport, hautement burlesque et délicieuse à écouter, est un petit bijou de comédie sophistiquée. Enfin les dix dernières minutes, intégralement onirique et musicale, constitue l'une des plus belles séquences spectaculaires de l'Histoire du Cinéma, envolée lyrique incomparable à toute autre : bouleversante.
Hérité du film noir Love Streams figure aujourd'hui parmi mes films préférés. Véritable chef d'oeuvre du cinéma américain indépendant sa ressortie fut pour moi une surprise merveilleuse doublée d'une chance inespérée. A découvrir en ce moment même au cinéma Grand Action dans lequel il est projeté en 35mm au format 1:66 ( copie de très bonne qualité ). Un miracle du Septième Art.