Hier avec des copains, nous jouions à la pétanque dans la nuit. Probablement inspirés par le peu de visibilité, nous en vinmes à nous remémorer les prouesses des studios d'animation, Pixar et consorts, à coups d'anecdotes 50 % véridiques à leur sujet. Des circonstances de création des studios à l'état du divertissement actuel, en passant par les détails saugrenus de leurs histoires respectives : au sujet des naissances et des concurrences, au sujet des rachats et des sabotages, au sujet des pertes d'inventivité progressives et des rebonds, des nouveaux espoirs et des innombrables déceptions... En somme, nous reconstituâmes le champ de cette bataille toujours en cours des géants de l'animation, invoquant plus ou moins chronologiquement les événements passés pour mieux comprendre notre incrédulité d'aujourd'hui, qui a eu le temps de gonfler, depuis L'âge de glace, Toy Story et Les fourmis... Comme on regarde l'équipe de France de football d'aujourd'hui en la comparant fatalement à celle de la Coupe du Monde 98, il s'agissait de comprendre le présent avec une certaine nostalgie à coup de surenchères de moins en moins fiables mais rigolotes, comme si l'on se racontait les uns les autres, pour expliquer la formation des étoiles, des bouts anecdotiques et apocryphes de la Titanomachie.
Les moins bourrés marquaient des points en attendant, particulièrement Corentin qui revendiquait pourtant, peut-être avec un petit plaisir fourbe, n'avoir jamais joué à la pétanque. J'en étais personnellement au niveau d'alcoolémie largement passé où l'ivresse pousse à parler à tort et à travers, mais où la molesse retire de l'esprit la moindre chose intéressante à dire. Les idées également brouillées par quelque substance herbacée plus ou moins légale, je me faisais violence pour me taire au moins quelques minutes entre chaque parole invraisemblable, et regardais la lune. Qui n'était plus qu'une rognure d'ongles... me demandant si c'était mon cerveau qui me jouait des tours, ou s'il était véritablement possible dans le clair-obscur particulier de cette nuit chaude, de distinguer les contours pourtant éclipsé de l'astre satellite. Un camarade assis à mes cotés, Arthur, qui avait dormi à la belle étoile la veille, m'informa que mon cerveau allait très bien, que c'était en effet une nuit particulière. Car la veille, allongé sur la plage dans l'obscurité totale, il ne voyait rien de cette partie sombre que l'on distinguait très légèrement maintenant (à ne pas confondre avec la face cachée qui est toujours la même, de l'autre côté, et que l'on ne voit jamais que dans les impossibles reflets qu'amplifient entre elles Jupiter et Venus).
Tu ne crois pas que c'est notre cerveau qui reconstitue la forme disparue, lui demandai-je, comme le C dans le logo des supermarchés Carrefour ?
Non, me dit-il, je pense qu'en diminuant à n'être presque plus rien, la partie lumineuse ne nous éblouit plus suffisamment pour cacher le reste.
À ce moment, Corentin, dont une boule trop précise venait d'emporter le cochon dans un buisson touffu et giboyeux, soumetta à l'assemblée l'hypothèse invérifiable que Steeve Jobs, au tout départ, comme Dieu répandant la lumière sur la Silicon Valley, aurait motivé le studio Pixar à l'origine de Toy Story de se mettre au cinéma d'animation, et à ne plus se contenter de réaliser de médiocres spots 3D pour divers magasins de bricolage.
Encore ébaubi par les mystères de la lune multiple et changeante, que l'on nomme suivant l'humeur Séléné, Hécate ou Diane la chasseresse, et galvanisé par le hasard adjuvant qui avait si bien mené nos deux discussions parallèles vers un sujet commun, à savoir celui des grands magasins, je sortis de ma torpeur pour déclarer comme je trouvais que Steeve Jobs avait eu le nez creux.
Toy Story, dis-je, est un véritable drame au Pays des Jouets ! Le cowboy Andy se montre tolérant, affable et tout tant que son hégémonie n'est pas remise en cause. Mais aussitôt que le cosmonaute débarque, une nature toute opposée se réveille chez Andy. L'enfant est amené à éprouver de l'empathie pour ce personnage, pour son ressentiment à la fois injuste et naturel. Cette empathie est le début d'une compréhension quasiment politique... D'un autre côté, le cosmonaute aura à traverser une crise fondamentalement tragique, réalisant qu'il n'est rien d'autre à l'échelle du monde qu'un produit manufacturé, nuits et jours à des milliers d'exemplaires, tous interchangeables. Et pire, qu'il n'est en vérité pas capable de voler. La performance ici, comme dans Bob l'éponge qui se murge la gueule à coups de sorbets de glace, est d'avoir réussi à intégrer de véritables dilemmes d'adultes dans ce qui semble n'être de prime abords que des problèmes de jouets, voir des jeux d'enfants.
À cet instant, quelqu'un, probablement déconcentré par mon soudain laïus, jeta le cochonnet beaucoup trop loin vers la lune, qui alla se perdre dans les hautes herbes. Nous envoyâmes alors les boules un peu au hasard autour du point d'impact, qui allèrent se perdre elles aussi et que nous abandonnâmes là pour les retrouver le lendemain, lorsqu'il ferait plus clair.
Nous sommes allés nous coucher sans gagnants ni perdants, déclarant tout de même Corentin vainqueur pour faire plaisir au petit nouveau, comme il est de coutume en Loire-Atlantique.