Tusk est une anomalie incompréhensible pour le public français, et on ne tiendra pas rigueur à son distributeur de l'avoir sorti chez nous en direct-to-dvd. Même pour un fan pur et dur de Kevin Smith, ce film est une bizarrerie dont il faut vraiment creuser la genèse pour en déceler l'intérêt. Vous vous croyez expert en comédie américaine parce que vous vénérez Clerks I et II ? Vous considérez Jay et Silent Bob comme les meilleurs personnages du genre ? Tusk va mettre votre "smithitude" à rude épreuve. Bien sûr, on ne présente plus Clerks, monument du rire US sorti au début des années 90 qui a inspiré les frères Weitz ou Judd Apatow, film à la fanbase indémontable qui a connu un succès si foudroyant outre-Atlantique qu'il est aujourd'hui encore un véritable objet de culte et une source d'inspiration inépuisable pour de nombreux cinéastes. Mais la plupart des travaux de Kevin Smith restent inconnus hors des États-Unis ; parmi eux, les podcasts hebdomadaires que Smith produit avec Scott Mosier, son partenaire et confondateur de View Askew Productions. C'est précisément là que se situent les origines de Tusk, dans l'épisode 259 de SModcast enregistré le 25 juin 2013 où Smith et Mosier discutent d'une petite annonce insolite lue par hasard dans les toilettes d'un bar. Après quelques blagues et un sondage par hashtags de leurs auditeurs, il est décidé que Kevin Smith réalisera un film inspiré de leur podcast.
Que Tusk ait atterri sur les écrans est une grosse surprise en soi. Si on veut remonter encore plus loin que l'épisode 259, on doit même la réalisation de cet improbable projet à Scott Derrickson, qui fut l'invité de Smith et Mosier en 2012 pour parler de son film Sinister et qui donna à Smith l'idée de collaborer avec l'inénarrable boss de Blumhouse, Jason Blum, producteur de séries Z habitué à travailler avec des budgets et des délais très serrés (récemment Unfriended, Ouija, The Purge). Smith envoya en effet à Blum le script de Tusk, qui l'accepta en le décrivant comme un "Ionesco gore". Et tout s'enchaîna, avec l'aide des copains et de la famille. Sa femme Jennifer Schwalbach Smith et sa fille Harley Quinn Smith (oui, comme la méchante de Batman), déjà à l'affiche de Clerks II, apparaissent dans le film. Scott Mosier co-écrit le film. Justin Long, habitué des comédies US, et Haley Joey Osment en tandem central sont plus surprenants : le premier, révélé avec Jeepers Creepers de Victor Salva, retrouve un rôle similaire, tandis que le second, connu pour avoir incarné l'enfant medium dans Le Sixième Sens de M. Night Shyamalan, fait ici un retour vraiment inattendu. À cela, il faut ajouter la présence de Johnny Depp et de sa fille Lily-Rose Depp, le père jouant un inspecteur canadien parfaitement méconnaissable, la fille... une employée d'épicerie - oui, comme dans Clerks, elle partage d'ailleurs le comptoir avec la fille de Kevin Smith. Vous suivez ? Non ? Eh bien, pour le public américain cela coule pourtant de source : Tusk n'est que le premier épisode d'une trilogie dont le deuxième épisode, centré autour des deux employées d'épicerie (la fille de Smith et celle de Johnny Depp, donc), est d'ores et déjà prévu pour l'an prochain.
Avec tout ça, on en oublierait presque de parler du film en lui-même. Loin de Clerks, Tusk est bien un film d'horreur. Même s'il reste blindé de clins d’œil à la famille View Askew, c'est vraiment un film d'horreur. On pense beaucoup à Jeepers Creepers mais aussi à d'autres films d'horreur indé du début des années 2000, notamment à ceux de Lucky McKee (May) ou Eli Roth (Cabin Fever). L'aspect dérangeant du film est essentiellement assuré par la mutation de Justin Long en morse humain, mais on n'en dira pas plus vu que c'est quasiment là le seul intérêt du film, ce qui le rend si étrange, si glauque et même parfois si terrifiant. Retenons simplement les costumes, vraiment réussis, et les effets spéciaux pas dégueux qui augmentent cette sensation de malaise. Où est l'humour là-dedans ? Kevin Smith et Scott Mosier ont vraiment poussé le délire jusqu'au bout en adaptant leur fameux podcast de juin 2013, en poussant si loin le second degré qu'il finit en fait par ressembler à du premier degré. Les quelques saillies comiques, notamment dans l'autoparodie (le personnage principal est un podcasteur) et le cabotinage de stars (Johnny Depp, qu'on met vraiment du temps à reconnaître) restent inaccessibles pour un public non averti, et même averti, puisqu'une bonne partie de l'humour repose sur des traits propres à l'Amérique, notamment de son rapport au Canada où se déroule l'essentiel du film. Enfin, que dire de cette séquence de l'épicerie où Justin Long se retrouve à bavarder avec la fille de Smith et celle de Depp, anecdotique voire inintéressante pour nous, qui est pourtant d'une importance capitale au point que Smith mette en branle un deuxième film à partir de cette minuscule scène... Non vraiment, il faut s'accrocher pour comprendre en quoi Tusk est drôle, et même en le comprenant, c'est un film qui fait appel à une culture et un humour difficiles à saisir si on n'est pas américain, ce qui fait qu'il perd irrémédiablement de son intérêt.
Car d'intérêt, hormis son versant horreur perturbant et ses saillies de private-jokes pour professionnels ultra-américanophiles de View Askew, Tusk n'en comporte guère. En effet, la mise en scène n'imite pas celle d'un film d'horreur classique : elle l'épouse. Musiques, montage, effets, tout est vu et revu, souvent en beaucoup mieux. Ce qui fait que, passé la surprise et le malaise, une certaine routine s'installe et, avec elle, l'occasion de remarquer d'évidentes paresses d'écriture ou de réalisation. Tusk a été tourné dans l'urgence, pour assumer un curieux délire né lors d'un podcast innocent. On peut comprendre que Kevin Smith ait choisi de relever le défi, par cet esprit provoc et revanchard qui a toujours été le sien ; on est plus dubitatif, en revanche, de constater qu'il ait choisi de se lancer dans une telle entreprise alors que lui-même assurait sur son blog que le cinéma est une activité épuisante dont il faut parfois se tenir éloigné. Pourquoi, alors, avoir fait passer cette récréation bizarre avant un film autrement plus attendu, Clerks III ? Il faut croire que les grands cinéastes ont le droit de faire leur diva. Clerks III est en tous cas heureusement lancé et Kevin Smith le définit déjà comme son "film d'adieu", son "chant du cygne", le film destiné à montrer tout ce qu'il a appris en 20 ans de cinéma. On lui souhaite bonne chance, car ici, les fans qui l'attendront au tournant ne lui feront aucun cadeau !