Nous avons tous vécu le vide. Celui intérieur, celui qui nous trouve au début d’une nouvelle journée ou le soir lorsque la ville s’endort. Je veux parler de cette sensation d’entre-deux qui nous paralyse. Pourquoi ressentons-nous un tel état ? Parfois, il surgit lorsque nous sommes en transition entre deux phases de notre vie. Il peut témoigner du manque, de l’éloignement. Nous nous sentons incomplet, inutile. D’autres fois, c’est simplement l’envie de rien après avoir trop fait. C’est également ce Droit à la paresse de Paul Lafargue, dans une société de l’immédiate instantanéité. Quand tout s’accélère autour de nous et que tous sont en mouvement, nous culpabilisons de procrastiner. Enfin, ce vide peut traduire cette impossibilité d’être soi-même. Le poids de ce masque et de ne pas se sentir à sa place dans notre société. Alors on se sent vide, incapable d’agir et les journées s’écoulent.
Existe-t-il une distraction ? Oui, et elle est universel : c’est l’expérience artistique des autres. Car parfois, ce ne sont pas eux l’enfer. Alors on se plonge dans un livre pour s’évader ou on met la cassette dans le magnétoscope. Une œuvre se démarque par les traitements multiples de cette sensation : Un singe en hiver. C’est un film réalisé par Henri Verneuil et sorti dans les salles françaises le 11 mai 1962. Les dialogues de Michel Audiard sont adaptés du livre éponyme d’Antoine Blondin.
Albert Quentin (Jean Gabin), ancien soldat français en Orient, tient avec sa femme Suzanne (Suzanne Flon), un hôtel sur les côtes normandes. Nostalgique de sa jeunesse, il se noie dans l’alcool pour revivre le passé. Un soir de bombardement en 1944, il promet à sa femme d’arrêter de boire s’ils s’en sortent. Quinze ans plus tard, Gabriel Fouquet (Jean-Paul Belmondo), jeune torero cherche à noyer son chagrin amoureux dans la bouteille. Il rencontre inévitablement Albert, sobre depuis cette fameuse nuit, qui voit en Gabriel une jeunesse ressuscitée.
Un singe en hiver, c’est la peur du verre vide. Le manque de volonté, la nostalgie du passé, l’appel du voyage, autant d’éléments qui traduisent cet état intérieur de mal-être. Gabin, depuis qu’il ne boit plus, ressent une soif immense. Sans l’alcool, il est condamné à ressasser les souvenirs glorieux de son service militaire en Chine sans pouvoir les revivre. La monotonie de sa vie d’hôtelier l’a rendu aigri. Belmondo, lui, ne cesse de parler de sa gloire passée comme athlète de la tauromachie. Il a perdu sa femme et maintenant il veut récupérer sa fille pour combler le vide dans son cœur.
Un matin comme les autres, Albert se réveille dans son auberge silencieuse. Les yeux fermés, il pourrait trouver chaque chose dont il a besoin. Mais aujourd’hui, la ville est agitée. C’est Gabriel qui revit. Il joue avec la Mort. Dans une scène surréaliste, il agite son manteau pour défier des automobilistes ébahis. Pas de cloches ce dimanche, mais une fanfare de klaxons enragés. Les jeunes contemplent la scène de leurs gradins de béton le long de l’axe routier. Ils applaudissent les exploits de ce héros du bitume domptant les taureaux de métal. Alors, pour un instant, Gabriel est en vie. Le vide en lui se remplit des encouragements de la foule endiablée. Albert connaît bien cette sensation, lui, il se soûle devant une réplique miniature d’une pagode chinoise. La maquette devient le théâtre d’une reconstitution d’événements épiques. La nostalgie de la gloire passée. Deux hommes qui ne peuvent accepter la routine de la vie rangée. Certains rêvent du foyer et de la stabilité, mais ceux à qui on l’impose deviennent des oiseaux en cage.
La scène est bruyante et vibrante : la ville est bombardée pendant l’Occupation. Les bottes des Allemands claquent sur les pavés humides, les murs tremblent de poussière et les bouteilles de vins s’entrechoquent avant de s’éclater sur le sol sombre de la cave. Là, dans ce vacarme absolu et face au tribunal d’une vie qui pourrait s’arrêter à tout moment, Albert fait l’incroyable promesse de renoncer à tout alcool s’ils survivent. Solennellement, il brandit l’ultime verre dans un éloge digne de la plume du Moderato cantabile de Marguerite Duras. Le contenu touche les lèvres, coule dans la gorge, réchauffe son hôte puis remplit le vide anatomique. Alors pendant un dernier instant, c’est l’esprit qui se nourrit.
La scène est assourdissante : un feu pacifique illumine la ville endormie. Les bleues, les vertes et les jaunes transpercent la voûte étoilée. La poudre et la lumière. Albert, Gabriel et le vieux magicien ravivent l’amour du bruit que les habitants traumatisés ont associé à la guerre. Trois hommes redevenus enfants. Là, c’est l’adrénaline du risque qui brise les barreaux de leurs âmes.
Ainsi, si le film s’ouvre sur un bombardement qui prive Albert de l’alcool, substitut de l’âme, il s’achève sur un feu d’artifices qui réveille tout le village. Ces explosions extérieures et démesurées viennent finalement combler le vide intérieur des personnages. Pour Gabriel, c’est l’amour de sa fille qui propose une alternative durable à la boisson. Pour Albert cette aventure lui aura donné un dernier goût du bonheur.
Le film s’arrête, la salle redevient sombre. On range la cassette, on referme le livre sur sa dernière page. Le vide reviendra peut-être. Pour certains, il sera de quelques heures, pour d’autres des semaines ou des mois. C’est la gueule de bois du lendemain de soirée. Celui de la rentrée quant septembre vient à se montrer. C’est tomber amoureux d’une personne qui ne vous connaît pas ou c’est vivre loin d’elle. C’est chaque bougie soufflée qui nous rend mélancolique du temps que l’on n’a pas vu passer. C’est penser que tout durera toujours et que l’éternité ne serait pas de trop. C’est Un singe en hiver, l’hiver en été.