Le dernier film des frères Safdie nous met sur les traces d'Howard Ratner, vendeur de bijoux juif new-yorkais, qui court pendant deux heures quinze pour rembourser ses dettes et s'en créer de nouvelles par la même occasion.


C'est au détour d'une interview des Safdie que je découvris qu'ils eurent des problèmes de jeu compulsif. Je pense donc que ce n'est pas un hasard si le film semble tourner tout particulièrement autour du jeu et de son caractère cyclique.


Pour commencer, j'ai du mal à comprendre les références à Scorsese dans le traitement du sujet. Je ne vois pas en quoi Ratner serait un "héros scorsésien", l'homme des bas-fonds parcourant l'environnement urbain en subissant grandeur et décadence. Nous sommes ici bien loin de la misère, loin des personnes qui mettent tout en jeu dans l'espoir d'une vie meilleure.
Dans "Uncut Gems" Ratner est perdu dès le départ. Il n'est qu'en décadence permanente, et cette décadence ne se repère mieux que lorsque l'on regarde de près ses mouvements. Plutôt qu'une déconstruction de la figure idéalisée du héros, nous avons juste un pauvre type banal qui est un produit classique de la société de consommation.


"Uncut Gems" est selon moi un intéressant reflet du rapport actuel de certaines personnes au travail à la société de consommation. Nous ne sommes pas ici dans un discours évoquant la consommation comme la voie du bonheur, ni d'un discours où, à l'inverse on peste sur cette forme de société (bien souvent tout en y participant joyeusement).
Je pense que "Uncut Gems" démontre l'idée que la personne, sa subjectivité, se fait à la mesure de la dépense de son argent. Que la personnalité est à l'image de ses dépenses, dans un lien où le travail est une bonne chose. Ce dernier nous donne non seulement "une place dans la société", mais en plus la consommation est un système idéal car c'est un moyen de se "débarrasser de la tension", de s'accorder une bonne petite pause entre deux sessions travail. C'est donc plus l'idée de "s'accomplir" par le travail, "s'accomplir" par la consommation. "Work hard, play hard".


Les joueurs compulsifs évoquent souvent ce frisson qui les prend lorsqu'ils voient la roulette tourner, ce moment où leur vie tout entière est suspendue à la sortie d'un chiffre. Il y a même des gens qui sont des "joueurs professionnels" (comme Garnett d'ailleurs), confondant ainsi le jeu et le travail. On valorise aujourd'hui beaucoup le travail, le fait de bien faire ce que nous demande l'autre. Et la fréquence de burn-out n'a jamais été aussi élevée. Ne dit-on pas que le travail c'est "payer de sa personne" ?


La dette est partout. Dans le judaïsme, elle est valorisée car la culpabilité est source d'enseignement. On se demande bien quelle est la vraie dette au coeur du film. L'argent n'est qu'un prétexte, un écran de fumée. A vouloir sans arrêt gagner on ignore que ce qui nous motive c'est notre perte première.
J'ai lu dans une critique que "Ratner jouait pour se sentir vivre". Mais Ratner ne vit jamais sa vie, bien au contraire il la suspend dans chacun de ses paris, remettant toujours au prochain pari le moment où il va vraiment vivre ("la vie après tout, ce n'est qu'un jeu !").


"It's just the pull of the next thing" exprime un des Safdie lorsqu'il évoque son addiction au jeu. Si Ratner gagne, ce n'est pas pour encaisser, mais pour relancer immédiatement la machine.


A la fin, il gagne le gros lot et il peut enfin rembourser toutes ses dettes.
Du coup il perd : n'étant plus aliéné aux autres, il meurt tout simplement, car il ne peut pas exister en dehors de ce lien.


Et c'est comme ça que nous arrivons au coeur du film : le vide.


Les frères Safdie évoquent dans une interview qu'ils souhaitaient surtout faire un film immersif, un véritable thriller : "What is a thriller? A thriller is a work that ebbs and flows with the intention of when it's going to release tension, and that tension release is actually when you learn the most about the character and the plot". On peut les féliciter sur ce point, ils ont gagné leur pari : "Uncut Gems" est éprouvant par son accumulation de tension, à tel point qu'on se demande parfois pourquoi est-ce que l'on s'inflige ça... tout en appréciant parfois l'ivresse de la vitesse. Le mouvement a quelque chose de pratique : il nous empêche de penser.
Cette recherche effréné de la tension, cet intérêt excessif pour le style ne parvient pas à masquer la vacuité de tout l'édifice.


Je ne partage aucune des valeurs du film. Cette vie constituée d'une alternance tension/relâchement est pour moi un pur cauchemar. Certes il y a de l'urgence, mais pour aller où ?
Plutôt que de m'emmener sur un rollercoaster émotionnel, "Uncut Gems" m'a rappelé la vacuité d'une existence où le fun se résume à aller à des parcs d'attraction le dimanche.
Malgré toutes ses qualités stylistiques et la performance impeccable de ses acteurs, je ne peux pas nier le vide qui constitue l'essence d'"Uncut Gems".


(Les extraits d'interview proviennent de GQ et du site birthmoviesdeath)

Mellow-Yellow
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le 27 avr. 2020

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