Elle est d'abord dans le jardin, pieds nus, courant après ses enfants. Inquiète et nerveuse. Puis toute seule. Sur son visage brisée, se lisent des grimaces, des rides, des failles. Des blessures intérieures qu'elle tente de contrôler, au point que son visage se déforme.
Loin, il y a son mari, pendu au bout du fil. Maladroitement, il lui annonce qu'il ne pourra pas venir ce soir. Il le lui avait pourtant dit qu'il viendrait. Chuchoté la promesse d'une nuit d'amour. Mabel sera seule, une nouvelle fois. Mais la caméra s'approche et vient nous dire qu'elle l'a toujours été.

Mabel, c'est l'imprévisible. C'est l'amour par litres, par centaines de litres, déversés sur des gens qui ont peur de l'amour. "Quel est votre nom ?" demande t-elle, brisant une silence gêné, lors d'un repas avec les collègues de son mari, revenu au matin. "Et si nous dansions ? Et si nous chantions ? Allez, dansez avec moi, allez" supplie t-elle, essuyant alors qu'un refus gêné, une coupure sèche.

Dans des mouvements rapides et secs, à travers la solitude d'une femme fait de sentiments purs, Cassavetes filme une humanité qui se sent obligé de planifier, coder, organiser dans les moindres détails ses moments de tendresse, au point d'en oublier ce qui la fonde directement, au point d'en oublier l'amour, au point d'en oublier la vie. Qui se cache, derrière ce "paraître" qui brise ceux qui pour de vrai existent, derrière cette façade que Mabel va craqueler, sans le vouloir, d'un geste, d'un regard, d'un mot, d'une larme glissée.

Cette ronde de corps, de visages, de tempéraments qui ont la volonté d'aimer mais pour qui l'amour est impossible, ces êtres courbés dans leur solitude et leur incapacité à vivre avec l'autre dans des mouvements choisis, me bouleverse.
Je vois cette femme qui lève les bras, ferme les yeux, accueille son prochain avec tout l'amour du monde, et qui reste pourtant aux yeux des autres qu'une "paumée", une "timbrée", "une folle".
Je vois cet homme, de dos, courbé, cassé, brisé, qui a tant d'amour à lui donner mais qui ne sait comment le dire, alors qui le hurle, le déverse brutalement, mathématiquement, sèchement. Et pourtant, on ne le déteste pas. On ne le condamne pas. On l'aime, quand même, pour ce qu'il est : une brute écorchée vive, emprisonné dans son incommunicabilité.

Via une caméra mobile qui nous accompagne vers les blessures de ses personnages, par le seul moyen d'un cadre resserré, d'un très gros plan qui dure et qui capte la mouvance des visages, Cassavetes fait ressentir, sans juger ou analyser ses personnages, l'atmosphère funèbre d'une tragédie humaine. Un enfer qui se dessine, dont la machinerie se huile comme les rouages d'une horloge qui va vers la nuit.
Mais il n'improvise pas. Il cadre son récit, lui accorde une longue ellipse, pause de six mois, pour nous faire voir une nouvelle Mabel : celle qui a compris ce que le monde lui demande, "paraître" et non "être".
Ainsi, dans un final fait de sursauts, de bruits, d'émotions étranges et incontrôlées, revenant de cet hôpital qui serait la métaphore du monde cruelle des adultes, Mabel habillée de noir atteindra juste pour la première fois ce qu'avant les autres auront dit d'elle : la folie, la vraie, comme pour satisfaire le monde qui l'entoure et ne sait pas lui vouloir du bien.

Une femme sous influence est le plus beau film jamais réalisé sur ces hommes ou femmes restés enfants. C'est son moteur, son vrai sujet, sa source. Mabel est comme une enfant incomprise, muée dans sa solitude indésirable, refoulée dans son amour tendre pour la beauté du monde que les adultes refusent. Mais l'espoir est là : peut-être qu'on la comprendra, peut-être qu'on saura l'aimer. On attend la confirmation de cette thèse souhaitée (le spectateur participe énormément au film) mais c'est alors que le rideau se ferme, le cinéaste nous expulsant enfin de son film.
Signe d'équilibre ou pause prolongée dans le désastre qui devant nous se joue ? En attendant une réponse qui ne viendra jamais, je sais désormais que je garderai près de moi longtemps ce film d'une douleur absolue, qui poursuit la vie sans cesse, crachant avec énergie et tristesse des gerbes de quotidien, expressions intenses des frustrations humaines, avec une tendresse et une sècheresse mêlées qui aboutissent constamment à l'émotion. Chef-d'œuvre.
B-Lyndon
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le 6 avr. 2013

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B-Lyndon

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