On construit des maisons pour fous pour faire croire à ceux qui n'y sont pas enfermés qu'ils ont encore la raison, aurait dit Montaigne. Mabel, le personnage principal du film, en sait quelque chose.


Car comment juger quelqu'un comme fou? Quels critères peut-on objectivement définir pour ce faire? Quelle ligne infranchissable condamne irréversiblement un être humain sain au statut de dérangé, aliéné, malade mental? Difficile à dire, même pour les spécialistes. Nick le dit si bien : «Folle, ma femme ? Mais elle sait faire des spaghettis et s'occupe bien des gosses» (citation certainement un peu déformée, mais l'idée y est). Pourtant, c'est ce même Nick qui envoie lâchement sa femme se faire soigner pendant 6 mois, avec la complicité du docteur, et qui paradoxalement lui dit d'être elle-même, pendant qu'il se montre souvent violent, et parfois sans raison apparente – ce qui pourrait en faire un potentiel malade mental. Mais ce n'est pas le seul à agir d'une manière déviante : tous les personnages secondaires ou presque portent leur tare, à des degrés différents certes, mais n'en jouent pas moins avec cette fameuse ligne infranchissable qui condamne irréversiblement.


La folie se trouve donc au centre du film. Mais le regard de Cassavetes se veut compatissant et neutre: il ne juge jamais, ne condamne personne, au contraire il étend la responsabilité, la diffuse aux autres. En effet, si Mabel a indéniablement un vent de folie qui la traverse régulièrement, et par conséquent devient fautive aux yeux de la société si bien qu'elle doit être internée, enfermée, privée de sa liberté, elle subit néanmoins l'influence (néfaste) du groupe – d'où le titre du film. Nick le premier, sa belle-mère par ricochet, mais aussi la société industrialisée et l'aliénation de ces ouvriers par le travail, les services médicaux d'alors, etc. ce qui la dédouane en partie de ses agissements.


Sensiblement, cette maison de fous provoque un choc total chez le spectateur : passant constamment pendant plus de deux heures des cris aux chuchotements, les dialogues ne connaissent que la démesure si bien qu'on parle rarement sur un ton normal – même cette scène, géniale, du déjeuner entre collègues chez Nick et Mabel tourne vite au vinaigre. La fougue, le talent inné, la liberté grande de Gena Rowlands (épouse de Cassavetes, rappelons-le), Mabel dans le film, dominant comme un orage soudain, impétueux et sublime cette tempête intérieure qui gronde sous le toit, connaissant quelques brusques et inattendues accalmies, quelques rayons de soleil au milieu du carnage mental, avant d'exploser encore plus fort. Ici, la force destructrice se mue en beauté, qui s'épanouit librement dans ces scènes volontairement longues, laissant une part importante à l'improvisation, au jeu d'acteur, au délire de leurs polarités.


Un film fort, brut, dérangeant, qui bouscule tout sur son passage comme pendant un accès de rage, une fièvre subite et hallucinante.

Marlon_B
8
Écrit par

Créée

le 16 avr. 2020

Critique lue 126 fois

Marlon_B

Écrit par

Critique lue 126 fois

D'autres avis sur Une femme sous influence

Une femme sous influence
Rawi
10

The lady in blue...

Pour tout dire et en guise d'introduction, il me faut préciser que ce film m'habite depuis quelques années et qu'il me fait beaucoup réfléchir sur la féminité, le couple et des tas d'autres choses à...

Par

le 26 févr. 2015

70 j'aime

15

Une femme sous influence
obben
9

Desperate housewife

De Cassavetes, je n'avais vu que Shadows et Faces, deux films qui, s'ils étaient notables pour leur vivacité et leur authenticité, m'avaient tout de même perdu en route par leur côté bordélique (en...

le 8 avr. 2013

64 j'aime

10

Une femme sous influence
Pravda
10

"Mabel n'est pas folle, elle est différente !"

Il m’apparaît extrêmement difficile d’écrire une critique constructive ou objective sur ce film, encore plus « à chaud » comme on dit, tant j’ai surtout envie d’en livrer mon ressenti. Un fort...

le 13 févr. 2013

53 j'aime

7

Du même critique

Call Me by Your Name
Marlon_B
5

Statue grecque bipède

Reconnaissons d'abord le mérite de Luca Guadagnino qui réussit à créer une ambiance - ce qui n'est pas aussi aisé qu'il ne le paraît - faite de nonchalance estivale, de moiteur sensuelle des corps et...

le 17 janv. 2018

30 j'aime

1

Lady Bird
Marlon_B
5

Girly, cheesy mais indie

Comédie romantique de ciné indé, au ton décalé, assez girly, un peu cheesy, pour grands enfants plutôt que pour adultes, bien américaine, séduisante grâce à ses acteurs (Saoirse Ronan est très...

le 17 janv. 2018

26 j'aime

2

Vitalina Varela
Marlon_B
4

Expérimental

Pedro Costa soulève l'éternel débat artistique opposant les précurseurs de la forme pure, esthètes radicaux comme purent l'être à titre d'exemple Mallarmé en poésie, Mondrian en peinture, Schönberg...

le 25 mars 2020

11 j'aime

11