« On ne peut pas changer le monde, le monde est plus fort » Et nous, qu'aurions-nous fait?

Ces mots et cette interrogation résonnent encore dans mon esprit alors que l'écran passe au noir. Le générique défile. J'écoute en silence la musique. Je médite sur ce que je viens de voir, incapable de me lever de mon siège. Et moi, qu'aurais-je fait? Ce choix me parait extrême, d'un entêtement presque absurde au regard des conséquences qu'un tel acte entraine. Et pourtant, c'est aussi un geste louable, héroïque. Et je m'interroge.


Pari gagné Mr. Malick. Car telle est bien la grandeur de ce film que la méditation qu'il procure et la possibilité pour le spectateur de douter. Douter de sa propre action, douter de sa capacité à tout sacrifier pour ses convictions, car il est bien facile de juger à postériori, comme il est bien facile pour le peintre de peindre la souffrance alors que l'on ne souffre pas: “Comment montrer ce que je n’ai pas vécu ? Un jour, je m’y risquerai. Un beau jour, je peindrai le véritable Christ.”


Il ne s'agit pas d'un film condamnant frontalement l'idéologie nazie, ce qui laisse le propos beaucoup plus libre, mais bien un questionnement sur l'individu face au collectif. En effet, Malick procède ici à une remise en contexte nécessaire et louable, car qu'est-ce que le devoir? Doit-il passer au-delà de mes convictions? Dois-je l'accomplir envers et contre tout? Ma foi nécessite-t-elle le sacrifice de ma vie? “Un homme peut-il se laisser mettre à mort ? Pour la vérité ? Se peut-il que cela plaise à Dieu ?“. Franz choisi, au prix de sa vie, il est de son devoir de résister. Le Judge Lueben choisi, il est de son devoir d'obéir à l'état et de rendre la justice. Chacun tente, au milieu de la noirceur du monde, de diriger ses pas vers ce qui lui semble le plus pertinent, de faire son devoir, un choix à un instant T. Malick nous interroge sur la certitude et la conviction de millions d'allemands de cette période: Le juge lui-même présente un regard compatissant, presque doutant de son rôle, Ponce Pilate d'une autre sombre époque, il regrette d'avoir à condamner Franz. Ce dernier répondra d'ailleurs au juge, lui demandant s'il le juge, renversement d'un instant des qualités des deux protagonistes: “Je ne juge personne, chacun sait pourquoi il fait ce qu’il fait


La plus belle image est celle faisant suite à l'entretien durant lequel il demande à Franz s'il est bien conscient de son acte et de ses conséquences, de la mort qu'il encourt. Une fois sorti, le juge s'assoit à la place de Franz, comme pour essayer de se mettre à sa place, de le comprendre.


Image forte, elle permet de remettre en question la facilité d'un choix qui a tout de la difficulté extrême. Franz risque la mort, l'Eglise elle-même semble prudente face à la montée du nazisme, et Fani, sa femme, se voit rejetée, persécutée et mise à l'écart de la communauté pour l'engagement de son mari, devant alors assumer seule ses obligations familiales et les tâches quotidiennes des champs. Tous tentent de raisonner Franz, avec des arguments plus ou moins convaincants, mais tout de même source d'interrogation: travailler dans un hôpital, est-ce tuer des innocents? Signer un papier engage-t-il sa conscience? Qu'est-ce qu'un tel acte sinon une inutile étincelle semant tout de même la confusion et la misère, la souffrance pour les êtres chers? Que sont des mots? (Ce dernier questionnement est tout à fait intéressant dans un film où le mot lui-même semble mis de côté pour la méditation et la réflexion, prônant peut-être l'excellence et la profondeur de l'âme liée au monde et à Dieu, silencieuse, Franz l'est d'ailleurs beaucoup et ne se défend pas durant son procès). Ainsi, l'équation régime nazi = je ne servirai pas, tombe. C'est un choix difficile, qui remis en son contexte nous questionne nous aussi sur son absence de facilité et sur l'évidence d'une réponse qu'on cherchera faussement à nous faire croire simple. Même si dès le début, la décision de Franz est prise, nombreuses sont les situations de pression, et combien grande sa souffrance.


En dépit de cette réflexion suscitée par le sujet, la manière de filmer nous plonge nous aussi dans la méditation. Les paysages sont édéniques, comment Malick a-t-il pu filmer une telle lumière? Comment a-t-il pu capter ce moment précis où la brume s'arrache des montagnes dans un halo de clarté? C'est bien cette opposition clarté et ténèbres qui est mise en parallèle dans ce film. La première partie est empli de lumière quand la seconde oscille et met en avant le clair-obscur. La vie paysanne est un tableau vrai et juste à mon sens car présentant la beauté de la vie en communauté comme son pendant négatif: la pression du groupe sur l'individu, de nature quelques fois à décider, faire pencher la balance du destin ou du choix d'un individu. La musique elle-même nous plonge dans une mélancolie emplie à la fois d'espérance et de tristesse, mais davantage d'espérance tout de même, car c'est dans les montagnes et dans l'au-delà, dans les prières que la famille se trouvera à nouveau réunie, et le soleil continuera de briller, sur les méchants comme sur les innocents.
La caméra et ses absences de plan fixes pourront déranger certains, il me semble qu'il s'agit de l'ingrédient permettant de rentrer dans les pensées du personnage, dans sa subjectivité, de la même manière que l'absence de dialogues nous fait entrer dans l'esprit et la réflexion de Franz. La bastonnade de Franz en prison est d'ailleurs un très bon exemple, puisque que la caméra est le point de vue de Franz recevant des coups, à terre, là où une caméra extérieure aurait ajouté en violence. Il y a à la fois subjectivité et prise de distance, par la manière de filmer, mais également par l'absence de dialogue et la présence de la musique, seule parole, seul bruit d'une scène normalement violente, mais permettant au spectateur de prendre du recul sur ce qu'il voit.
Notons aussi le retour de Malick au personnage de la femme forte. Déjà présente dans The Tree of Life, d'ailleurs les actrices paraissent assez similaires, Fani frappe par son amour et son renoncement: elle n'est pas aussi convaincue que son mari de l'utilité de son sacrifice, mais jusqu'au bout, elle sera avec lui, elle acceptera son choix.


C'est un film qui marquera. Ouvert, serein en dépit de son sujet ô combien sérieux, et des larmes qui peuvent perler sur les joues d'un spectateur ému. L'on pourrait en parler des jours durant, mais que sont des mots bien pâles face à la magnificence de ce film. Malick ne m'a jamais déçu, et ce soir encore, je ressors bouleversée.

KévinDylan_Jord
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Créée

le 16 déc. 2019

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