Beaucoup de doppelgängers pour rien de transcendental

[!!! Attention, critique pleine de spoilers !!!]


Déception. Indépendamment de la valeur de Get Out, que j’avais apprécié (première partie incroyable, science de la tension, méticulosité de la forme... pour un dernier tiers plus proche de la série B horrifique pas hyper mémorable, une retombée du soufflé dramatique, et propos politique en fin de compte pas aussi percutant qu'annoncé), la bande-annonce de Us m'avait fait espérer tout un tas de choses : une œuvre aussi divertissante que cérébrale, privilégiant l'allégorie entre deux coups de ciseaux bien réels, réservant de grands moments d'épouvante psychologique à la Hérédité entre deux « jump scares » réjouissantes, doublé d'un spectacle cynique et élaboré de la violence à la Funny Games. Et je n'étais pas le seul à attendre beaucoup de ce film, sur le plan... disons, intellectuel.


Alors, bien entendu, on ne peut objectivement reprocher à un film de ne pas être ce qu’on attendait de lui ; il faut le juger à partir de ce qu’il prétend être. Le problème, c’est que Us n’est VRAIMENT pas ce que j’attendais de lui : au risque de faire chouiner, une partie de sa matière grise s'avère plutôt être de la matière... grasse. Derrière les jolis artifices de sa mise en scène, sa parabole marxiste sur les laissés pour compte du rêve américain et l'envers de la réussite sociale est tout à fait convenue, pour ne pas dire plate. George Romero avait déjà fait aussi lourd avec son Land of the Dead, auquel j’ai pensé, une fois l’action du film passée à une plus grande échelle, et le concept monde d'en haut / monde d'en bas fait très resucée de la dichotomie Morlocks/Eloïs d'H.G. Wells. N’effleure-t-il pas même l'idée, assez sotte, que le capitalisme est du vol, en associant chaque winner à un loser, comme si ce mécanisme était automatique ? Sa parodie de chaîne humaine dit-elle autre chose qu’un rasoir « We Are The World » ? Sur le plan psychologique, son exploration de l'« ombre » de Carl Jung est sans grande originalité, ses personnages ne bénéficiant pas d'une écriture particulièrement remarquable (j'y reviendrai). Enfin, plutôt que d’entretenir le mystère autour de l’origine des doppelgängers, comme David Robert Mitchell l’avait fait avec sa MST dans It Follows, le réalisateur Jordan Peele a choisi une approche explicative de son schmilblick, qu’on voit venir dès l'inquiétant texte d'introduction, sur les tunnels (sic). On parle là du développement d’une mythologie bien avancée… qui ouvre la voie à pas mal d’incohérences et de zones d’ombres scénaristiques : que sont ces doubles ? Des clones, a priori ? Comment des clones permettraient-ils de contrôler les originaux ? Quelle technologie a été utilisée ? Jordan Peele a-t-il vraiment mêlé à ce postulat vaguement SF une histoire d'ÂME ne pouvant être dupliquée ? Comment les clones sont-ils connectés psychiquement aux gens d'en haut ? Chaque nouveau-né s’accompagne-t-il de la naissance de son mini-doppelgänger, requérant un acte de procréation simultané ? D’où sortent-ils leurs uniformes rouges et leurs ciseaux ? S’ils n’ont que des lapins comme nourriture, de quoi se nourrissent donc ces derniers ? Et puis, si c’était une expérience militaire qui a mal tourné, pourquoi laisser ces derniers dans leur coin, qui plus est en liberté, plutôt que de les éradiquer ? Highlander II n’a-t-il pas prouvé au monde qu’expliquer n’est pas jouer ? Ok, la comparaison peut sembler scandaleuse, mais vous voyez ce que je veux dire.


À la fin du film, l’interminable monologue de Red, modèle d'écriture paresseuse, casse la mystique d'une « méchante » qui puisait une bonne partie de son charme dans son économie de mots – bien qu’elle fût la seule à causer dans sa petite famille de malades. Laisser planer le mystère aurait permis à certains d’envisager, par exemple, les doppelgängers comme les manifestations de la part sombre de chaque protagoniste. Ça n’aurait pas été révolutionnaire, mais ça aurait été sûr. Peele n'a-t-il pas rabâché à longueur d'interview que nous sommes nos propres ennemis ? De la même manière, on aurait aimé voir dans le postulat monde d'en haut / monde d'en bas une histoire de « multiverse », avec l’escalator comme pont entre les deux dimensions : en plus de faire davantage sens que de planquer la masse de doubles dans des vieux tunnels pourris, ça aurait été la plus intéressante voie possible, celle du monde-miroir. Exit les tentatives de rationalisation bidon. Jordan Peele parle, et parle, mais ses explications ne servent même pas son putain de film, donc double- fail dans ce domaine.


La seule chose que j'ai VRAIMENT apprécié, dans le supposé « high concept » de Peele, c'est la répercussion littérale des actions des privilégiés sur les pestiférés, si l'on omet la lourdeur pachydermique de sa signification politique et le WTF technique, c'est-à-dire à partir du moment où l’on embrasse le caractère complètement fantastique du bazar... comme Peele aurait dû le faire. Une bonne idée qui aurait gagné à être davantage développée, donc, en accompagnement d’une meilleure étude de caractères. Car là aussi, on reste un peu sur sa faim : plus l’intrigue progresse, plus elle se charge de futilités là où l’on aurait dû rester dans l'épure, dans l’intimiste. Le virage apocalyptique, avec massacre généralisé à la The Walking Dead et cliché du reportage télé qui tourne mal, fait un peu basculer le film dans la série B, comme si le cinéaste devenait un spécialiste. Certes, la grande échelle est un élément fondamental à la logique interne du récit, mais limiter l'action à la famille aurait très probablement fait davantage fonctionner le film dans le registre de l’épouvante. Car si l'hémoglobine ne manque pas, la peur, ELLE, est un peu aux abonnés absents. Même la scène de la « home invasion », amplement exploitée dans la bande-annonce, et au demeurant un très bon moment, n'est pas aussi tendue qu'elle aurait dû être…


Us a au moins une chose pour lui : il est TRÈS ludique, car le cinéaste n'est clairement pas un manche avec une caméra, et a travaillé l’intrigue de son quasi-survival horror pour lui éviter au mieux les temps morts. Stylistiquement, le film est assez impeccable, confirmant l’étonnante maîtrise technique du comédien et la force de son esthétique. Si l’on omet toute considération logique, ses antagonistes, les « tethered », produisent leur petit effet, et le fait qu'on ne peut jamais VRAIMENT les fuir rappelle, pour le coup, It Follows. Là, à défaut d’être épouvanté, on a le droit d’être angoissé.


En fait, l'absence d'un propos fort aurait été amplement pardonnée si Us avait pleinement fonctionné sur le plan dramatique, c'est-à-dire s'il nous avait, avant toute autre chose, proposé des personnages à la fois BIEN caractérisés et un minimum attachant, pour créer une VÉRITABLE tension. En l'état, ce n’est pas vraiment le cas, d'abord parce qu'hormis Adelaide, la famille Wilson est une ébauche, ensuite parce que le ton du film est sens dessus dessous. Il y a des moments où on ne sait pas si l'on doit être hilare à 100%, ou bien à 50%, comme face à l’attitude incroyablement légère des protagonistes à la mort de leurs amis, dont les cadavres jonchent le sol sans que ça ne les froisse plus que ça… et ça, désolé, mais non, ce n’est jamais une qualité. Et ça ne doit surtout pas être confondu avec de l’humour noir maîtrisé. Le personnage du père est d'une faiblesse que ne sait compenser la bonhomie de Winston Duke... gros boulet et quota humoristique qui méritait davantage, et donne par ailleurs au film des airs féministes complètement superflus – le mari de la famille blanche est, lui aussi, un boulet, comme par hasard. Mais même le personnage de Kitty n'est pas à la hauteur de la toujours épatante Elizabeth Moss, alors qu'elle donne tout ce qu'elle a en peu de temps d'antenne. Verre à moitié plein : au moins, ça laisse à la formidable Lupita Nyong’o le champ libre pour s'imposer, par sa beauté, son charisme, et sa performance physique, comme une pointure hollywoodienne en puissance. Sa double-performance, dans les seuls rôles vraiment substantiels du film, est ce qui rend Us recommandable, en plus de l'efficacité de ce petit thriller horrifique.


Un petit thriller horrifique qui n'aurait donc JAMAIS dû se rêver davantage, en somme. Craignant d’avoir loupé quelque chose face au concert (relatif) de louanges, j'ai visionné quelques vidéos explicatives sur YouTube histoire de m’en assurer, et à ma grande tristesse, il s'est avéré que non, je n’avais pas loupé grand-chose. Il faut vraiment, VRAIMENT avoir une très faible connaissance de l'histoire des idées politiques et des dystopies de la grande époque, cinématographiques ou littéraires, pour avoir le cerveau « retourné » par Us. J’aurais aimé être dans ce cas, quelque part. La réplique « It’s us » était un authentique « game-changer », dans la bande-annonce. Mais cette ambition, le film la paie en fin de compte assez cher en se surchargeant de sous-textes et de symboles dont les significations sont surtout des sucreries pour fans : Jérémie 11:11, Pluton, la double-lecture du titre (Us… US… United States, l’Amérique… vous avez compris ?), tout ça, c’est très bien, mais c’est surtout beaucoup de bruit, ou plutôt un beau papier-peint qui ne fait que masquer les fissures d'un édifice branlant. Les défenseurs du film avancent que le côté prévisible du twist entourant Adelaide est une critique illégitime, puisqu'il n'était PAS censé être prévisible, puisque ce n'est PAS un twist, et dans un sens, on peut s’en satisfaire, puisque c’était VRAIMENT prévisible... mais ça ne change pas grand-chose au problème de fond. En fait, faire de Red la « vraie » Adelaide ajoute au contraire à la confusion de l’intrigue : dans ce cas, pourquoi cette dernière n’a-t-elle pas regagné la surface plus tôt ? Et surtout, pourquoi Adelaide lui demande-t-elle ce qu’elle veut durant tout le film, puisqu'elle est suffisamment consciente d’être l'« impostrice » [ce mot devrait vraiment être dans le dictionnaire, au passage] ? Inversement, le fait que le gamin, Jason, se révèle être lui aussi un « tethered » est plutôt intéressant, et sans doute la seule raison valable de revoir le film pour une raison AUTRE que le plaisir pop-corn. Un peu maigre.


En conclusion, peut-être a-t-on sanctifié Jordan Peele trop vite... ? Dans tous les cas, c'est loin d'être le génie espéré. Et si l'annonce qu'il allait nous pondre un remake du chef-d'oeuvre de l'épouvante Candyman m'emplissait de scepticisme (Candyman peut-il seulement être Candyman sans la musique de Philip Glass ?), je suis désormais carrément inquiet.


Note : en parlant de musique, la bande originale qu'a composée Michael Abels pour Us a, par moments, de sérieux airs de Candyman (entendre les chœurs)... coïncidence ?

ScaarAlexander
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le 25 mars 2019

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