Vampyr, un voyage éprouvant dans lequel on s'embarque avec beaucoup de difficultés et dont on revient tout aussi difficilement. On aura beau être familier avec la thématique du vampire, connaître les singularités extrêmes du cinéma de Dreyer, voire même apprécier l'expressionnisme sous de nombreuses formes, l'expérience restera imprévisible et déroutante à la frontière de l'inconfort. C'est une lente déambulation dans un univers onirique aux contours insaisissables au premier abord, comme si rien n'était tangible, comme si on évoluait dans un cauchemar qui redéfinissait sans cesse le cadre et les règles du jeu. On ne peut pas dire que le visionnage soit de tout repos, dans le sens du poil, linéaire et invariable. Par contre, si l'ensemble ne se structure pas naturellement et instantanément dans une forme intelligible et immédiatement assimilable, il s'en dégage un envoûtement puissant, un charme semblable à l'ensorcellement du protagoniste Allan Gray, happé par ces lieux hantés et peuplés de zones d'ombres.


En ce sens, Vampyr procède davantage par une succession d'images-symboles que par une progression narrative classique. Il retrouve bien sûr des codes propres au vampirisme disséminés tout au long du récit, mais le symbolisme s'aventure bien plus loin pour construire son atmosphère cauchemardesque. Le résultat pourrait s'apparenter à une plongée aux côtés du personnage dans son cauchemar éveillé, perdu face au mystère. Parmi tout le cortège de figures qui alimentent un surréalisme très subjectif, on peut mentionner cette porte fermée à clé qui s'ouvre toute seule, cette fille au visage blême portant un regard dément, cet unijambiste dans un escalier, ces ombres qui dansent sur les murs de pierre ou dans le reflet paisible d'un cours d'eau, cette vision subjective depuis l'intérieur d'un cercueil, et bien sûr cet homme avec une faux sonnant une cloche — la faucheuse terrifiante d'effroi. Un peu comme si on pénétrait dans les parts les plus intimes de nos angoisses par autant de brèches.


Dans ces paysages brumeux et étranges, on déambule d'une scène à l'autre sans jamais en saisir l'objet a priori, provoquant un certain sentiment d'inconfort heureusement contrebalancé par un autre sentiment de sidération esthétique. L'étrangeté est poussée jusque dans la nature hybride du film, à la frontière entre muet et parlant — la brume se faufile décidément à tous les étages. On passe d'un plan propre à un registre à un autre plan mis en scène de manière totalement différente, d'une séquence explicitement dialoguée à une autre directement empruntée au cinéma muet, dépourvue de parole et accompagnée de la lecture d'un long intertitre issu d'un livre. Le silence s'invite ainsi dans le parlant. Dreyer travaillera dans cette optique le brouillage de nombreuses frontières, jusque dans les niveaux de conscience, pour nous égarer entre réel et surnaturel. Les décors n'ont jamais été aussi vaporeux et austères, comme tirés d'entre deux mondes, permettant ainsi au héros de se contempler, allongé dans un cercueil, au cours d'une séquence incroyablement macabre et onirique.


Expérience éreintante également pour Dreyer : il faudra attendre 11 ans avant qu'il ne revienne au cinéma avec Jour de colère.


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Morrinson
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le 23 oct. 2020

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Morrinson

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