Vivre(et mourir) au service de la Vie

Ce qui m'a attiré vers cette œuvre, au-delà des éloges de mes chers éclaireurs, c'est son titre : « Vivre » (Ikiru), aussi simple et pur que ce qu'il caractérise. A quoi bon donner un titre à rallonge quand un mot peut rassembler toute l'humanité en son sein. Akira Kurosawa s'aventurait sur une pente glissante de laquelle toute erreur est prohibée et irrattrapable, ce mot implique en effet un traitement à la mesure (s'il y en a une) du sujet. C'est avec soulagement que j'ai constaté qu'il n'avait pas pris à la légère la tâche qui lui était confiée, au regard de la lumière grandissante qu'il m'a été donné de contempler.

Le récit se concentre sur les derniers mois de la vie sur terre d'un homme, Kanji Watanabe, chef d'un département du service publique, déjà mort dans l'âme avant même d'avoir été diagnostiqué d'un cancer « gastrique ». Pourtant, le jour où il l'apprend à demi-mot de la bouche d'un médecin, une terrible mélancolie s'empare de lui, le faisant se tourmenter de par la futilité de son existence puis s'interroger sur le sens véritable qu'il aurait dû lui octroyer. S'en suit une recherche du temps perdu, passant par toutes formes de plaisirs qu'il s'interdisait après la mort de sa femme afin de privilégier l'éducation de son fis. Il découvre ainsi, guidé par un écrivain insomniaque, un monde qui lui était inconnu auparavant, où la prostitution, les jeux et l'alcool sont monnaies courantes. Pour certains, cela suffit à leurs relatifs bonheurs, mais pour lui, c'est toujours insuffisant, et même si les souvenirs douloureux s'effacent un instant ils rappliquent celui d'après.

Pour être honnête, la première heure du film m'a été très difficile et désagréable, j'ai même eu envie d'arrêter l'expérience à plusieurs reprises pour me tourner vers un film plus « supportable ». Le bruit, le chaos et la confusion qui régnaient étaient tellement réalistes que la virée nocturne en a été tout autant supplicieuse pour lui qu'elle l'a été pour moi. C'est en cela que le talent de Kurosawa est indubitable, car il sait tout aussi bien montrer la laideur dans toute sa disgrâce que magnifier ce qui est beau et lumineux. Cependant, il était nécessaire de passer par là, comme si cela demeurait une étape obligatoire vers autre chose, quelque chose...

Puis par « hasard », au détour d'une ruelle, vint à sa rencontre une de ses subordonnées. Cette femme qui n'a rien d'exceptionnel, dégage pourtant une lumière de laquelle Watanabe ne peut se défaire, comme un papillon de nuit inextricablement attiré par la lueur d'une bougie au risque de s'en brûler les ailes. Se confrontant à la vie dure mais heureuse de cette jeune femme, il se rend compte de la futilité et de la vanité de ses problèmes qui n'en sont pas réellement. Ce qui l'incite à la côtoyer, ce n'est pas son désir ni ses pulsions sexuelles depuis longtemps insatisfaites, non, c'est la simplicité avec laquelle elle aborde les choses de la vie. C'est à ce moment précis qu'il prend pleinement conscience de l'essentiel, à savoir, qu'il n'est jamais trop tard et que rien n'est impossible si on s'en donne les moyens. Un instant lui suffit pour finalement prendre ses responsabilités et retourner travailler après les quelques jours d'errements qu'il s'était accordés.

Cinq mois ont passé, un parc a été construit et Kanji Watanabe nous a quitté. Pendant presque une heure à l'occasion de sa veillée funèbre, dans un huis clos émaillé par les anecdotes et les souvenirs de ses collègues le concernant, va s'offrir à nous le théâtre humain dans toute sa « splendeur ». Tous les traits qu'on nous prête, bons et mauvais, y passent : Orgueil, fierté, mensonge, hypocrisie, tristesse humilité, respect, et d'autres encore. Contre toute attente, du croisement conflictuel de ces derniers va lentement surgir ce qui s'apparentera à une ébauche de vérité. Par les recoupements logiques de leurs témoignages, ses anciens collègues, honteux et désemparés, finiront par concevoir quel homme exceptionnel il était et à quel point, malgré sa maladie qu'il n'a jamais révélée, il s'est investi dans son travail sans compter et sans jamais se plaindre.

Au même titre qu'Andrei Roublev de Tarkovski, Vivre nous conte la vie d'un homme égaré qui, sur le chemin de la rédemption, retrouve un sens à son existence et par causalité la liberté qu'il a tant recherchée. Jamais il ne s'est senti aussi libre qu'en se mettant au service de l'autre, car il s'est soumis en son âme et conscience à quelque chose qui le dépasse et en laquelle il a une foi absolue, l'Amour et la Vie. Une scène, aussi anodine puisse-t-elle paraître en est la pleine expression : un yakuza lui dit sèchement, afin qu'il abandonne sa mission contrecarrant ses méfaits, qu'il n'est "rien". Watanabe, cela, le sait très bien, c'est d'ailleurs la seule chose qu'il sache, c'est pourquoi il sourit avec béatitude. De même, lors les dernières minutes du film on apprend qu'il meurt seul dans le parc qui sans lui n'aurait jamais vu le jour, il semble étrangement heureux. Lors de la première heure du long métrage, l'écrivain paumé soumet une analogie pertinente, comparant le cancer qu'il portait en lui à la croix que portait Jesus sur son dos. Un détail pour certains, mais pourtant l'élément fondamental qui démontre tout le caractère christique de l'homme éveillé qu'il est devenu. Pourquoi est-il parti heureux chantant avec douceur et tristesse assis sur une balançoire ? Parce qu'il est mort en paix, le sentiment du devoir accompli.

Pour clore cette critique je citerai les quelques répliques survenant lorsque ses collègues apprennent qu'il se savait malade :

- "À présent, c' est clair. Il se savait condamné ! Cela explique tout." dit l'un.

- "Alors, je comprends son attitude bizarre." dit l'autre.

- "C'est peut-être normal. On ferait la même chose." dit encore un autre.

- "On est tous mortels." rétorque le plus sage de tous.

Qu'attendez vous ?!!
Mehdi-Ouassou
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le 8 févr. 2012

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