Watanabe n’apprendra que tardivement que tous ses collègues le surnommaient « La momie ». Mutique, prostré sur son bureau, au sein d’un service municipal qui lui aussi ploie sous une pile insondable de dossiers, il fait corps avec l’administration, sans lever la tête, résigné et « mort depuis 25 ans ». Délivrée par la voix off, cette conclusion ne pouvait l’être par lui-même, ayant perdu la parole face aux autres, mais surtout renoncé à écouter toute aspiration individuelle au bonheur.
Difficile de ne pas penser à L’Ombre d’un Homme à la découverte de ce personnage fabuleusement incarné par Takashi Shimura : le zoom sur un être invisible est le même, et l’empathie toute aussi puissante. A la retraite du film anglais répond un impératif autrement douloureux, celui d’une mort annoncée, à la fois par le narrateur et un inconnu dans une salle d’attente, terrible tirade qui dévoile une vérité que même les médecins préféreront taire.
Face à l’ultimatum, la première réaction est celle de rattraper le temps perdu : la fébrilité dépensière semble être de mise, et notre handicapé social se lance à l’assaut de la ville et ses plaisirs : jeux, alcool, compagnie féminine, panorama festif qui rappelle les fastes de l’Aurore, mais qui ne dure qu’un temps fugace : même la collègue solaire et mutine semble se faner à son contact.
[Nombreux spoils]
Kurosawa a toujours cherché la vérité de ses personnages, que ce soit dans L’Idiot ou L’Ange Ivre : soit en les dévisageant, soit en leur accordant la durée pour s’exprimer. Face à cet être inaccessible, il propose un parcours fondé d’abord sur le silence, puis l’illusion et enfin la révélation. Décidé à aider les autres, Watanabe se lance dans la création d’un parc, en réponse à un groupe d’habitants qu’on renvoyait d’un bureau à l’autre dès le début du film et que le spectateur lui-même avait fini par oublier.
Dans toutes les sphères, la communication est entravée. Si la mairie multiplie les services comme autant de barrière face aux citoyens, la dimension familiale souffre des mêmes travers : incapable de révéler à son fils sa condamnation, Watanabe laisse un malentendu s’installer sur sa dépense pour une maitresse, et se mure encore davantage dans le silence.

A ce point de ce long film de près de deux heures et demie, la rédemption semble atteinte, et l’on pense pouvoir en rester là. C’est d’ailleurs ce que semble acter la narration qui propose une ellipse brutale de cinq mois pour nous mener aux funérailles du protagoniste.
Alors que les collègues et l’échevin lui-même saluent poliment la mémoire du défunt, un récit assez proche de Rashomon se met en place : kaléidoscope de souvenirs et de témoignages divers, il reconstitue par fragments la quête ultime de celui qui est devenu un héros très discret. Conversation posthume avec celui qui ne délivra que quelques bribes de lui-même, on prend progressivement la mesure de son parcours, de sa maladie et de son sacrifice, lui érigeant le temps d’une soirée de plus en plus extatique et alcoolisée une statue éphémère.
Watanabe peut être considéré comme un prolongement de Sanada, le médecin colérique de l’Ange ivre interprété aux antipodes par le même et décidemment génial Shimura : celui-ci hurlait contre les enfants qui jouaient près de la mare croupie, alors que le fonctionnaire va silencieusement l’assécher pour y planter des balançoires.
La séquence résolument prolixe des funérailles a ceci d’habile qu’elle oppose deux formes d’expression : d’un côté, la reconnaissance posthume d’un muet ; de l’autre, la récupération politique et dévoyée de ses actes, à travers le personnage de l’échevin qui fait taire les critiques et impose un mérite usurpé. Face à lui, l’irruption du peuple et de ses larmes sincères consolidera encore la charge dénonciatrice de Kurosawa. Celle-ci ira plus loin encore lorsque, de retour au bureau, on verra se reproduire l’inertie et l’indifférence face aux nouvelles requêtes.
C’est donc dans le silence que tout s’achève, mais un silence riche de contradictions fécondes : celui du pouvoir politique qui se maintient dans le mensonge et la manipulation, de ses sbires qui se soumettent sans dignité ; mais aussi et surtout celui d’un homme qui meurt sur une balançoire en chantonnant, initiant un mouvement que les enfants reprendront à leur compte sous l’œil ému d’un témoin unique. Inscrit dans ce plan si cher à Kurosawa, une contre plongée urbaine où le ciel occupe un large espace derrière la silhouette, le collègue se fait, toujours en silence, passeur de gratitude face à ce mouvement modeste certes, futile même, mais nécessaire et rédempteur.
Un immense film.


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Sergent_Pepper
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le 10 janv. 2015

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