La filmographie de Malick n'a sans doute été traversée que par une seule idée ; celle de la présence diffuse de Dieu dans la trame de nos vies, de son empreinte traduite dans des matérialités immanentes qui ne seraient que l'occasion pour lui de se manifester à ses créatures. Ce panthéisme scandé à tue-tête se fait, au fur et à mesure que l'américain vieillit, toujours plus prégnant dans son approche du cinéma. Autrefois arrière-plan et tension sous-jacente de récits encore relativement conventionnels, cette spiritualité servait de force vitale à des intrigues qui laissaient encore une place tangible à nos tristes et prosaïques réalités humaines.


Un exemple probant du geste malickien et du dialogue qui s'y instaurait entre le sentiment de notre diminution et celui de notre dépassement peut être pris dans La Ligne Rouge, où les merveilles de la nature se mêlaient à l'horreur des conflits humains. Confronté à quelques unes des limites de notre nature (la guerre, au-delà de toute considération morale, donne déjà à voir notre mortalité et une nature périssable qui éloigne d'une essentialité pure et immaculée), le spectateur pouvait alors facilement, par le biais des merveilles de la nature, trouver un vecteur d'élévation et de dépassement à travers une beauté que la douleur ne peut tout à fait supprimer. La grâce de certains plans malickiens, comme émergée d'un tas de décombres fumants, trouvait alors parfois à atteindre l'apparence saisissante de l'immarcescible, c'est-à-dire de ce que les flammes débarrassent de son écorce pour dévoiler un cœur incorruptible plutôt que de le calciner.


Si je n'ai jamais complètement adhéré à son cinéma, ayant toujours eu des doutes sur la capacité du réalisateur à trouver un équilibre sans sombrer dans la naïveté, j'appréciais globalement cette tentative de maintenir une tension, cette conscience de la nécessité d'un contrepoint. Le sentiment du divin ne prend jamais sa pleine mesure sans la perception de notre propre animalité ; c'est d'ailleurs de celle-ci qu'il naît. En haut de l'Olympe, les dieux ne s'adonnent pas à la contemplation, qui leur est inutile par cela même qu'ils sont dieux. Celle-ci est le mouvement d'un être imparfait, qui a compris que s'immobiliser face à l'éternité souveraine de ce qui est parfait est l'unique manière de participer d'une divinité qu'il n'atteindra jamais que par l'intention.


Voilà pourquoi à mon sens, toute contemplation est lestée du poids de son propre inaccomplissement. La vision béatifique n'est pas de ce monde, et si l'homme a la chance de se sentir en Dieu, il ne le fera jamais mieux qu'à travers sa propre humanité, en réalisant pleinement l'expérience qui lui a été dévolue pour mieux en découvrir les lézardes et espérer y voir percer la lumière plutôt que le vide. Voilà pourquoi les délires incessants du Malick d'aujourd'hui et ses extases comme en lévitation, privées de toute base narrative, ne cesseront jamais de m'exaspérer. Il faut, je pense, militer pour la vie plutôt que pour une spiritualité morte telle que les images absconses de Malick la professent, vaguement empilées à l'aide d'une intuition immobile qui ne se renforcera jamais puisqu'elle parait déjà se juger suffisante pour participer de Dieu. Voyage of Time est donc à mes yeux un énième ânonnement, la réitération bêtifiante d'un discours qui s'est figé devant Dieu, en cherchant par des interrogations qui se vident toujours plus à mesure qu'on les formule à saisir quelque chose qui ne se saisira jamais autrement qu'en vivant la vie telle qu'elle nous est immédiatement accessible.


Ce qu'il faut comprendre par mon charabia, ce n'est pas un rejet viscéral du projet ; l'idée d'une histoire visuelle de notre planète et de la vie qu'elle abrite aurait plutôt de quoi m'enthousiasmer. Le problème, c'est l'impulsion que Malick lui donne, la griffe de laquelle il signe son projet. L'immobilisme des formules creuses qu'il sert à Cate Blanchett fait peser sur Voyage of Time une chape de naïveté qui assassine ce qui pouvait en naître ; le sentiment qu'elles développent d'une proximité déjà réalisée avec Dieu, d'une filiation à tout moment palpable et jamais contredite est aussi vulgaire qu'émollient. Un film dévitalisé sur la vie, ou le paradoxe du faux-mystique qui se tourne vers le monde pour lui décrire Dieu. Bref, la spiritualité made in America.

Kloden
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le 16 avr. 2018

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