La question de l’adaptation parcourt le cinéma depuis ses débuts et elle n’a jamais été aussi palpable qu’aujourd’hui où éclosent chaque année une dizaine de films de super héros couplés aux multiples romans ou nouvelles portés à l’écran. Evidemment, les débats font toujours rage entre fans de l’original et défenseurs du une-adaptation-n’a-pas-à-être-100%-l’original, et tandis que l’on applaudit encore le travail fait pour le Seigneur des Anneaux, on peut continuer à pleurer pour l’épuration politique de Civil War. Mais au milieu de tout ça demeure le film qui est, en tant qu’adaptation, l’un des plus intéressants qui soit en ceci qu’il est presque unique par son projet même : j’ai nommé Watchmen de Zack Snyder.
Zack Snyder est un auteur très porté sur le visuel, ce qui explique son attrait pour les comics et leur adaptation, et c’est ainsi qu’il s’est lancé dans l’idée folle de transposer au cinéma le roman graphique le plus immense qui soit par l’un des auteurs les plus brillants de ce siècle, Alan Moore. L’idée de Snyder est de reproduire cette bande-dessinée dans ce qu’elle a de plus singulier visuellement et narrativement pour un film qui, plus qu’une adaptation, s’approche d’un reflet. Chaque média a sa singularité et la bande-dessinée et le cinéma partagent ce soucis esthétique. Le projet n’est, dès lors, pas si saugrenu surtout au regard du travail effectué par le réalisateur précédemment avec un 300 qui, même s’il divise, tentait quelque chose du même ordre. Watchmen apparaît comme la version la plus aboutie d’un comics dans l’écran.


La scène d’ouverture ouvre visuellement le bal et déploie immédiatement l’ampleur et la réussite de l’idée. Le Comédien, un super-héros retiré, se fait attaquer dans son appartement par un homme tout de noir vêtu qui l’assassine après un combat musclé en le jetant par la fenêtre. D’emblée, on reconnait une image très lisse, à tel point qu’elle en devient presque plastique, sans grain ni accro, aux couleurs parfaitement définies dans des ambiances lumineuses délimitées, claires et artificielles. Le résultat reste heureusement moins indigeste que celui de 300 avec un réalisme plus accru et un progrès dans la technique qui enlève l’aspect entièrement faux tout en gardant une inquiétante étrangeté d’irréalité comme le veut le dessin. Les plans très travaillés, très symétriques, rappellent l’attention portée à la composition d’une case et les changements fréquents d’échelle poursuivent cette idée. Les inserts sont récurrents et courts, les plans larges durent plus longtemps pour métaphoriquement reproduire la taille des cases quand le format cinématographique ne peut changer. L’obsession du ralenti de Zack Snyder prend ici un sens parfait et les actions se voient parfois presque arrêtées pour devenir des tableaux que l’on contemple, au détail travaillé, à l’immobilité qui appelle tout de même le mouvement. L’image de synthèse permet la présence de joutes esthétiques impossibles et devient nécessaire dans cette ambition bédéiste, car le crayon n’a pour ainsi dire aucune limite contrairement au réel devant la caméra. La chute du Comédien est, à tous ces égards, terrible d’intelligence et de pertinence. Lorsque son corps massif brise la vitre, le plan décélère pour nous laisser regarder ce colosse en peignoir auréolé d’éclats de verre, avant de le suivre brièvement dans sa chute dissimulée rapidement par son badge – ce sourire sur fond jaune à la sueur de sang – qui le suit dans un mouvement entièrement impossible sans CGI. Il n’y a pas de plan intermédiaire pour montrer la chute du monsieur à travers l’immeuble, mais immédiatement une pluie de verre et le Comédien déjà à terre, disloqué, baignant dans son sang noir : la succession de case est ici reproduite, comme si nous venions juste de passer à l’étage d’en-dessous.


Cet effet se voit exacerbé par une réalisation qui multiplie les sur-cadrages pour soumettre sans cesse l'image à une composition à la fois efficace et signifiante car, dans une bande-dessinée, aucune case ne peut être inutile. Cela va avec un montage qui n'est pas du tout épileptique et préfère conserver des valeurs de plans identiques ou faire des inserts sans couper afin que chaque tableau ait une véritable grandeur. Chaque héros se voit en plus associé à une forme géométrique : le Dr Manhattan est associé au cercle, et les plans le mettant en scène sont construits de cette façon en multipliant la récurrence de la forme car il est tout puissant et peut ainsi déformer les coins de ses cases. Rorschach au contraire est autour de la forme carré - comme le Comédien par ailleurs - pour plusieurs raison : il est à la fois un produit de cette société macabre et il est donc prisonnier par elle (le sur-cadrage s'effectue encore plus sur lui, le cadenassant entièrement) et en même temps, avec ses véritables convictions, il adopte cette forme régulière et nette qui ne peut effectuer le moindre compromis, soumise à des règles strictes. Enfin Ozymandias lui est représenté par le triangle parce que d'une part il soumet les autres et s'érige en vraie figure de pouvoir (le triangle étant un symbole des dieux), et d'autre parce que son dessein résulte d'un chaos, de déséquilibres qui se rejoignent pourtant en un seul point au sommet : la paix. Lorsqu'il est cadré avec les autres, il y a sans cesse des jeux de hauteurs qui rappelle cette forme pyramidale partout et renvoie à sa passion directe pour les grands pharaons. Le Hibou et Spectre Soyeux eux, voguent d'une forme à l'autre car ils manquent de convictions et sont souvent montrés par les autres. Quand ils rompent les règles en sauvant des gens et couchant ensemble, ils sont dans le cercle, mais à la fin ils restent cloîtrés dans le triangle d'Ozymandias. A cet égard, les boucles d'oreilles très mise en avant que Spectre Soyeux porte à la fin démontrent sa personnalité confondue et pliable : il s'agit de plusieurs triangles peu réguliers collés les uns aux autres dans un demi-cercle. Elle a été soumise par la forme d'Ozymandias et pense encore à Manhattan.


Inutile de dénigrer le travail de Snyder là-dedans en prétextant la soi-disante facilité d’un tel copier-coller, puisque le film ne reproduit évidemment pas chaque case et rivalise d’ingéniosité jusqu’à trahir la BD même pour garder son esprit dans le film (la chute dans le comics est montrée par des flash-back et pourtant, comme je viens de le décrire précédemment, l’idée de ne la faire qu’en deux plans pour le cinéma est plus intéressante). Il prouve par ce film qu’il sait dessiner un plan et reste un maître incontesté dans l’art de manipuler la CGI comme des tubes de gouaches. Quand bien-même son travail ne serait qu’une sorte de plagiat, il faut un sacré talent pour essayer d’effacer à ce point la différence entre deux médias et l’idée théorique reste assez brillante et réussie. Watchmen s’accorde de plus avec brio avec les obsessions et thèmes du réalisateur. Ses expérimentations visuelles s’harmonisent de fait avec son travail tout particulier sur les corps : étiolés dans L’Armée des Morts, ailés dans Le Royaume de Ga’hoole, mais surtout en mouvement, forts, puissants, destructeurs comme les femmes d’action de Sucker Punch, les athlètes de 300 et sa représentation répétée des super-héros. Avec Watchmen, il décline cette addiction avec autant de corpulences différentes, allant du titan céruléen et nu, le docteur Manhattan, à la plantureuse Spectre Soyeux en passant par le bizarroïde Rorschach dont le masque même est dans un organique mouvement constant. En sculpteur, il retaille les chairs par ses ralentis qui permettent de découper les muscles, les positions simiesques, la violence osseuse. Par le déploiement d’une brutalité révulsante rappelant Sin City et la description d’esprits entièrement pourris et gangrénés, Snyder relève le corps encore sublime, encore solide.


L’anatomie, l’apparence, s’oppose en effet à l’esprit pour une fin où seul le simulacre sauve l’humanité. Le beau Ozymandias s’élève en écrasant les créatures Manhattan et Rorschach, pour sauver une humanité manipulée par l’image, les médias. La critique acide envers les Etats-Unis n’est jamais édulcorée dans l’adaptation de ce pamphlet britannique âpre, et cela démontre une véritable audace de la part d’un Snyder qu’on accusait de fascisme à cause de ses spartiates (affirmation que je rejette entièrement, mais c’est un autre débat). La fin du film diffère légèrement de celle de la bande-dessinée pour un plongeon encore plus réflexif sur la figure du héros qui n’est pas sans rappeler le sacrifice du Dark Knight dans son film éponyme. Le film est parcouru d’attaques à la superpuissance entre la scène au Viêt-Nam faisant directement référence à Apocalypse Now où le fait que Nixon est encore au pouvoir dans cette uchronie, pourrissant un peu plus les fondations menteuses et branlantes de ses buildings tape-à-l’œil. Mais je ne m’éterniserai pas plus sur l’aspect politique infini, passionnant et audacieux du chef-d’œuvre puisqu’il faudrait faire une seconde critique et celle-ci est déjà trop longue.


Watchmen reste une œuvre totale et tentaculaire tant dans son fond que dans sa forme. C’est un ovni dans le cinéma hollywoodien, amer et splendide, où la préoccupation esthétique discute avec le message final. Zack Snyder, celui que l’on aime détester et que personnellement j’adore, signe ici son meilleur film (pour le moment), une œuvre culte, intemporelle, dont l’ambition et la personnalité le sacrent immédiatement au rang d’auteur, un grand auteur, un véritable auteur, dont les blockbusters dissonants tintent magnifiquement dans le paysage cinématographique actuel.

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le 9 sept. 2017

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