Il s'ouvre intensément, offrant au frou-frou banal d'un rideau ballotté par une légère brise - un simple rideau sans âge ni lieu, sans distinction - toute la mythique attraction morbide du drame qui se joue, du drame indécis, indéfini, en quête de misère anonyme, magma frissonnant en devenir.
On patauge en plein malaise.
Le mauvais gagne l'air, le tragique insaisissable de la fatalité.


C'est une mère. Ou une enfant. En quel temps? Le jeu subtil d'ellipses plurielles pénètre le froid marécage du souvenir, du déjà-vu redondant. Kevin est un peu partout, jamais là, l'enfant grand qu'on observe à la dérobée mais de loin, de très loin. De plus en plus loin.
À la frontière des genres. Ou bien plutôt pour ce qu'il en est, à leur confluence. Au service primordial de la transcription physique du doute qui serpente, d'un état de sens plus que de raison. Suivant la mince ligne, l'indiscernable courbe du sentiment macabre initial.


C'est un bel ouvrage, l'œuvre aboutie. Un travail d'ombre et lumière au sens littéraire de la chose, de chaud-froid pervers, d'insinuation cinématographique.


Qui ne dure hélas qu'un temps et ce temps est d'environ une heure. La scission n'est ni brutale ni palpable, pas nécessairement décelable à l'instant. Mais bien réelle. Elle prend la forme d'une stabilisation narrative aux airs moqueurs de retour en arrière, d'essoufflement déguisé. Inexorablement, la précieuse syncope rythmique de la première heure s'assagit, s'affaisse misérablement. La sinusoïde victorieuse amortie ses courbes enchanteresse, s'autorise quelques vains soubresauts, donne le change un instant, pas longtemps. Triste sort.
Puis vient lentement mourir en sa prévisible conclusion, celle qu'on espérait autre, son dénouement primal, abscons.


Il ne lui reste alors que peu de temps, quelques minutes, instants peut-être, de parole pure, déshumanisée, pour l'épitaphe d'un gâchis, le pardon de la stigmatisation facile. On lui accordera une oreille distraite, désintéressée.
Soit.
C'est pourtant là, en ces ultimes secondes, millimétrées, savamment planquées jusqu'ici aux yeux de tous, tout juste couverte du voile diaphane d'un récit de coutume, que s'affirme l'identité du conte en demeure, son sens premier, maternel. L'espace d'un silence, d'une accolade déplacée, révélatrice d'une fatale et inconsciente dualité.
Et donc, nous ne parlerons pas de Kevin, pas plus qu'on ne parlera du fruit de son existence. Il n'en est et n'en a jamais été question, ou à peine, par le prisme de cette couleur omniprésente, pernicieuse. C'est le portrait d'une mère, dans toute son absolue contradiction, à côtoyer le Mal irraisonné, absurde, dévastateur, le haïr, le maudire, l'aimer par conviction, par raison, par dépit, l'encourager parfois, à porter le fardeau de sa responsabilité.
Le récit d'un désastre mais pas celui que l'on croit, l’histoire universelle de ceux qui restent.

-IgoR-
7
Écrit par

Créée

le 26 nov. 2015

Critique lue 381 fois

19 j'aime

7 commentaires

-IgoR-

Écrit par

Critique lue 381 fois

19
7

D'autres avis sur We Need to Talk About Kevin

We Need to Talk About Kevin
Velvetman
8

I saw the Devil

C’est l’histoire d’un enfant roi, à la couronne ensanglantée. Une petite tête blonde dont l’esprit semble se remplir d’une haine viscérale années après années jusqu’à exploser aux yeux du monde. De...

le 16 avr. 2016

80 j'aime

6

We Need to Talk About Kevin
Marvelll
8

Portrait d'un monstre : parlons de Kevin

Une énorme fascination pour ce film maitrisé de bout en bout. Si on est complètement paumé au début avec des allers-retours dans le temps sans aucune explication, ni même de repère historique,...

le 29 sept. 2011

79 j'aime

8

We Need to Talk About Kevin
Before-Sunrise
7

Sortez couverts

We Need To Talk About Kevin ou comment réaliser la plus longue pub pour les capotes du Monde. Eva tombe enceinte « par accident » avec un type fraîchement rencontré. Elle n'est pas faite pour être...

le 10 avr. 2012

66 j'aime

24

Du même critique

Les Lumières de la ville
-IgoR-
10

Big City Lights

Il est facile de réduire ce City Lights à sa bouleversante scène finale. Elle le vaut bien cependant tant elle se fait la synthèse de ce que le cinéma muet a de meilleur. L’absence de parole est...

le 3 avr. 2014

68 j'aime

13

The Big Lebowski
-IgoR-
9

De temps en temps y a un homme...

Avec ce film, j'ai découvert l’œuvre des frères Coen. Il reste à ce jour l'un de mes favoris. Jeffrey Lebowski (Jeff Bridges), qui se fait humblement appeler "Le Duc", est un fainéant de première...

le 24 nov. 2013

57 j'aime

13

Les Premiers, les Derniers
-IgoR-
8

Feu ! Chatterton

Un ciel sombre, chargé. Au travers filtre un mince rayon de soleil. Bouli Lanners pose l’esthétique qui habillera son film d’un bout à l’autre. Un poing sur la table. Puis il pose ses personnages. Un...

le 30 janv. 2016

56 j'aime

26