Dans Wind River, Taylor Sheridan décide de non pas critiquer, déconstruire les mythes fondateurs américains, mais de les convoquer pour les faire arriver à leur terme. Il met en scène l’épuisement d’une Amérique dont l’Histoire, jusqu’à présent animée par un mouvement de conquête qui visait à imposer la civilisation dans une contrée encore sauvage, n’est plus tournée vers l’avenir mais son passé et les démons qu’il abrite.


Ainsi, là où le cinéma américain n’avait eu de cesse de mettre en scène cette fuite en avant perpétuelle que fût la conquête de l’Ouest, l’avenir est ici volontairement obstrué. Spatialement, le film se situe en vase clos, dans un espace enneigé éternellement voué à la stagnation. La misère, la précarité y sont le corolaire d’un monde sans but, sans rêve ni projet, où plus rien n’est à inventer ni espérer. Le motif circulaire du récit, dont la conclusion remet en scène l’ouverture en en changeant les protagonistes, appuie surement cette idée d’un espace fatalement fermé sur lui-même ; un espace auquel les personnages ne peuvent échapper sans être terrassés par le froid glacial. Cette impossibilité de s’aventurer par-delà les limites terrestres symbolise la fin d’une époque dont le mythe de la Frontière a été le moteur, celle où les pionniers étaient guidés par un sens de l’aventure, un espoir de renouveau qui a totalement disparu ici. Ainsi, au temps unidirectionnel de l’Histoire, celui du surpassement de soi, de l’accomplissement, se substitue un temps cyclique toxique pour les personnages.


Si l’espace ne se déplie plus et n’ouvre pas la voie sur un avenir radieux, alors il ne peut s’appréhender que comme un sanctuaire naturel et un territoire habité par les fantômes du passé. J’apprécie particulièrement le choix de faire de Cory un personnage d’ordre mythologique. Si la Frontière a disparu, il la symbolise néanmoins. C’est un être à la fois civilisé et sauvage, qui, pour se reconstruire, s’est élevé au rang d’un Dieu protecteur. Sa façon de guider l’agent Banner, de la protéger, d’intervenir quand cela est nécessaire, en fait un être supra-humain, doué d’une grande sagesse (pensons à ses longues tirades), capable de nouer une relation harmonieuse à son environnement, d’en déchiffrer les secrets pour en dompter les dangers. Peut-être que se niche ici la morale du film : s’il n’est plus possible de se projeter en avant (ce que thématise aussi l’impossible reconstruction après un deuil), il est néanmoins salutaire de se replier sur un territoire qu’il s’agira de protéger par la connaissance de ses forces naturelles.


Par ailleurs, le film fait directement écho au mythe de Pocahontas pour signer le constat de décès de la princesse. Mythe fondateur de la nation américaine, il promeut, derrière la romance, la victoire des colons par l’accaparation des femmes comme signe de domination. Envisager dans ses dimensions archétypales, il narre la « fécondation » d’un nouveau territoire par des colons invités à investir un espace pour y faire émerger un nouveau Paradis au sein d’une Terre Promise. Ce mythe, dont hérite de nombreux films mettant en scène histoire d’amour entre un blanc est une indienne, nous invite à replacer Wind River dans une histoire des représentations plus larges. La figure de l’indienne au cinéma propose généralement la vision fantasmée d’une Histoire réconciliée, en permettant aux blancs et indiens de vivre dans la paix. Elle est une passerelle entre les mondes, et s’inscrit dans un schéma narratif qui la constitue en héroïne mythique, en personnage sacrificiel et angélique.
Sa représentation la fige dans une image stéréotypée et exotique de l’Autre, comme si le désir devait se fixer sur des êtres les plus éloignés possibles de soi. La conquête du territoire américain passe alors par la domestication de l’Altérité absolue que représente la femme indienne, qui serait au plus proche de l’état originel de l’humanité, éloignée des oripeaux de la culture. Néanmoins, le fil qui la relie à son peuple n’est jamais rompu : la conversion au christianisme de l’indienne n’a jamais lieu au cinéma, comme s’il ne fallait pas lui ôter son charme en l’intégrant à sa communauté. L’archétype de l’indienne amoureuse ne varie donc pas : elle doit rester l’autre par excellence, celle qui attire en raison de sa différence, de son exotisme, et non pas une pâle copie de la femme blanche. En ce sens, elle personnifie l’Amérique et doit garder ses charmes naturels en n’étant pas pervertie par la culture blanche.


Et Wind River dialogue expressément avec ce mythe et la façon dont le cinéma en a hérité en montrant au contraire des indiennes qui ont été acculturées, intégrées, comme pour aller à contre-courant de l’image traditionnelle et exotique de l’indienne au cinéma. Mais malgré leur patronyme, les mœurs similaires, elles restent dans les représentations figées dans une image d’étrangère, de l’Autre, qu’il faut dominer. Les temps ont changé, l’optimisme de la conquête a disparu, mais les survivances du passé se font jour dans un présent à bout de souffle. C’est la mort qui attend l’Indienne, mais là où par le passé la mort était le fait d’un sacrifice héroïque, d’un geste salvateur garantissant la paix entre les peuples et consacrant l’Amour comme absolu vainquant la mort, cela est désormais prosaïquement réduit à un viol. Pocahontas ne peut que mourir, telle est sa destinée, et les indiens sont bel et bien voués à disparaitre, à être cantonnés dans des réserves, en bas de l’échelle sociale, avec la drogue et l’alcool comme seule échappatoire.


Néanmoins, je ne peux m’empêcher de trouver que le film n’est pas à la hauteur de ses ambitions, de son sous-texte social, et de l’intertextualité qu’il convoque en se référant aux mythes fondateurs de la Nation américaine. Il y a en effet un gros problème de cohérence dans le film car, malgré la dimension mythologique du personnage principal, il cherche avant tout à postuler une ressemblance et proximité forte avec notre monde réel. Cela se remarque dans le soin apporté à la description des états psychologiques des personnages. Le film laisse affleurer les émotions des personnages en faisant durer les séquences, en montrant notamment la gaucherie de l’enquêtrice, ses maladresses lorsqu’elle s’adresse à une famille endeuillée. Ce primat accordé à l’émotion fait de la perte, de la mort, quelque chose de grave, de traumatisant, et suggère que le travail de reconstruction se fera au prix d’immenses douleurs. Or, si la mort et ses conséquences paraissent avoir un sens, une gravité, une ampleur dans ce monde, cela n’est plus du tout le cas lorsqu’il s’agit de la mort de personnages secondaires. Et c’est là que l’on peut parler d’incohérence entre le monde diégétique postulé (semblable au notre) et le récit qui s’y déroule. En effet, comment expliquer que la mort de l’indienne bouleverse à ce point l’enquêtrice, mais que la mort de ses partenaires, ou même du drogué qu’elle abat, n’ait pas de répercussions sur son psychisme ? Comment rendre acceptable et crédible la psychologie d’un personnage apparemment sensible et humain, devant tant d’indifférence pour les autres morts ? C’est là un problème récurrent au cinéma, avec d’un côté un réalisme psychologique lorsqu’il s’agit d’évoquer la mort centrale d’un personnage principal, et les facilités scénaristiques de l’autre quand des morts « secondaires » viennent se greffer à l’intrigue. Cela donne au film un aspect télévisuel, où l’action, le besoin de péripéties dépassent le souci de vraisemblance, le rapport de proximité initialement instauré entre le monde fictif et le monde réel. Cet aspect se remarque aussi dans la mise en scène du film qui ne met pas à contribution son magnifique cadre naturel, et privilégie l’efficacité et la transparence du montage aux dépens d’élaborations formelles et de tonalités plus méditatives et introspectives qui auraient donné plus de personnalité et de caractère à cette histoire.


Ainsi, même en s’éloignant légèrement des sentiers battus dans sa façon de mener l’enquête (il évite légèrement les lieux communs en ne multipliant pas les interrogatoires, les suspects, et en révélant finalement assez rapidement, par le détour d’un flash-back, l’identité des violeurs), le film ne parvient pas à incarner son histoire, à la faire sentir et exister, et se calque trop volontiers sur des schèmes narratifs et des procédés visuels éculés. Par ailleurs, il me semble que le film n’est pas correctement ajusté au propos qu’il souhaite tenir sur la mort et la douloureuse épreuve du deuil. Il y a une contradiction entre d’un côté la vision du monde qu’il souhaite véhiculer et de l’autre la façon dont il choisit de conclure son intrigue. En effet, tous les propos de Cory visent à faire comprendre que la mort d’un proche reste une épreuve insurmontable, que l’abattement, la tristesse et le sentiment de perte ne disparaitront jamais. Il faut apprendre à vivre avec, sans possibilité de contrecarrer le cours du destin, de faire machine arrière. Cette vision stoïcienne nous pousse à envisager la mort sous l’angle de l’impuissance de l’homme. Ainsi, quand bien-même des déterminations psychologiques (les relents du racisme, la frustration sexuelle) et socio-économiques (la folie inhérente à des espaces sans perspective d’avenir) permettent d’expliquer certaines tendances meurtrières, la mort d’un individu reste néanmoins perçue comme un évènement sur lequel l’individu n’a pas de prises. Cory ne retrouvera jamais le meurtrier de sa fille, et comme il est impossible de veiller en permanence sur ses enfants, les contingences de la vie peuvent aboutir à ce type de drame. Pourtant, cette vision est totalement contredite par une fin qui replace la puissance vengeresse de l’homme au centre du récit. Là où le film montrait que la mort était fatalement le signe d’une réalité immaitrisable, qui ne s’accorde jamais à nos désirs et nos attentes, la fin rétablit le pouvoir de l’homme comme capable de réajuster notre vision du monde à nos représentations idéalisées. Ainsi, ce n’est pas tant le côté réactionnaire de l’œuvre qui gêne que sa démagogie, sa façon de donner au spectateur exactement ce qu’il espérait voir, à savoir des images lui permettant d’assouvir sa soif de vengeance, de le laisser se complaire, jouir de l’agonie du violeur dans des conditions qui laissent à penser que justice est rendue du fait de la symétrie qui s’opère entre les deux morts. Ce pouvoir divin donné à l’homme, celui de se faire justice lui-même et de satisfaire ses attentes, est en opposition totale avec le propos du film, et ne peut qu’occasionner un sentiment de frustration et de gâchis face à une œuvre à si grand potentiel.

Sartorious
5
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le 19 oct. 2017

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Sartorious

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