Le dernier Woody Allen s'ouvre, déjà, sur un gimmick un peu embarrassant : à peine le générique caractéristique (un groupe de jazz des années 30 chante un standard suranné sur Coney Island et les mêmes lettres rondes utilisées depuis dix ans annoncent le cast comme le feraient des intertitres du cinéma muet) terminé, c'est une catastrophe : Justin Timberlake apparaît en costume d'époque impeccablement repassé et s'adresse au public dans un de ces sempiternels (et pathologiques) monologues face caméra pour nous imbriquer l'histoire dans son contexte. C'est un procédé que Allen n'a eu cesse d'employer, il l'a épuisé jusqu'à la dernière limite, et aujourd'hui, le voir faire réciter ces dialogues un peu niaiseux à un acteur qui semble sortir d'une pub insupportable pour polos Ralph Lauren, ça fait un peu peine.


La suite emboîte le pas et on sent que le film va être très long : Juno Temple débarque, regard perdu surjoué et décolleté pas très subtil, dans un décorum de Coney Island tout droit sorti de ces images publicitaires années 50, joie ambiante caricaturale et couleurs de soleil exagérément pimpantes. Déjà, des questions se posent : les années 50, c'est une période que Woody Allen a connue, il était suffisamment jeune pour les aimer mais aussi suffisamment mûr pour ne pas les tenir en sacralisation. Comment peut-il les rêver, les idéaliser à ce point ? La vision du resort balnéaire que Allen expose ici dans ces premières minutes tient davantage de la retranscription béate que de la reconstitution précise et réelle. Et, en deux dialogues complètement figés, constitués de répliques caricaturales et de jeu d'acteur théâtral, filmés par une caméra totalement en panne, s'ajoutent encore d'autres interrogations : Allen, sénile ?


Que nenni. En fait, la structure et la composition de son film s'expliquent en même temps que sa dramaturgie se développe : au début, on peste contre ces éclairages ignobles, qui font qu'on a l'impression que les acteurs sont éblouis par de vulgaires projecteurs de salle bleus et oranges (et c'est d'autant plus décevant qu'on a quand même Storaro à l'image). Au début, on enrage de voir des scènes verbeuses filmées de façon si plate, avec si peu d'effets de cinéma (aucune profondeur de champ, dialogues très peu découpés au montage, ostentatoire jeu de plateau...). Au début on se fiche de ces personnages un peu pénibles, dont chaque action semble rentrer dans un cahier des charges de l'action tragique, et qui se livrent à des récitals poussifs lorsqu'il s'agit de s'exprimer. Puis, au fur et à mesure que l'on assimile la démarche, que l'on tient compte des nombreux clins d'œil faits au Théâtre (Hamlet cité, Timberlake se rêve dramaturge, Winslet était une actrice fauchée, le fils semble coincé dans des obsessions shakespeariennes pour la pyromanie, Temple est une ancienne épouse de gangster damnée...), la posture devient fondamentalement raisonnée : le film n'est pas théâtral par erreur, il est théâtral car il est un film qui se veut théâtral. Là est le concept. Et a ce titre, après sa refonte du mélodrame flamboyant (Café Society) et un passage presque inaperçu a la tête d'une série TV pour Amazon, l'entreprise montre que Allen, tout de même 80 balais largement passés, n'a pas fini de revoir son Art et de l'interroger, de le changer. Il y a toujours ces incartades pénibles de Timberlake, en narrateur trublion, qui sortent le film de son idée générale, mais autrement, jamais le concept n'est trahi.


Malheureusement, même si la démarche est osée, et assumée jusqu'au bout (petit jeu, à la fin du film, essayez de vous représenter chacune des scènes de deux façons : comment elle aurait été mise en scène pour le théâtre, et comment elle aurait été filmée par un réalisateur académique), difficile de dire qu'elle stimule une profonde émotion : oui, à la rigueur, on admire la façon qu'a eue Allen de préparer et constituer son film, mais on n'admire pas le film lui-même. À chaque scène la même monotonie, à chaque scène la même sensation de procédé, à chaque scène la même envie pour le spectateur de faire sauter le cadre et de s'offrir ce pour quoi il est vraiment venu : de la dramaturgie de cinéma. On aimerait sentir la tension au plus proche lorsque Belushi est interrogé par les gangsters (c'est filmé de manière omnisciente, sans cut, avec tous les personnages dans le même cadre immobile), on aimerait rêver un peu plus lorsque Timberlake et Temple se parlent dans la voiture, et on aimerait trépider un peu plus lorsque Winslet prend la décision finale, inéluctable, tragique, mais en fin de compte, la fadeur ambiante fait que l'on ne sent pas vraiment concerné. Il est intéressant de voir qu'Allen délaisse ses ambiances easy-watching un peu systématiques et irritantes, mais, hélas, une chose est sûre : ce n'est pas dans cet immobilisme ambiant que le renouveau de son cinéma se trouve. On espère que ce n'est qu'une passade.

Ally_Wooden
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le 8 déc. 2017

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Ally_Wooden

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