L'humanité, qualité, quantité négligeable.

World War Z est très loin du film culte de Roméro, La Nuit des Mort-Vivants.

Puisque du huis-clos fauché où la tension ne pouvait naître que de la mise en scène, de la lutte vaine pour la survie et des conflits entre les personnages enfermés dans une situation sans issue, nous sommes passés à la grosse machinerie hollywoodienne qui ne jure plus que par les millions dépensés en post-production et (toujours) dans le salaire des "Stars" plus ou moins talentueuses censées attirer le chaland.

En abandonnant un mode de narration apparenté au Thriller fantastique, mais dont les ressorts sont avant tout psychologiques, mode qui a continué de nourrir toute la filmographie de Romero, le film de zombie passe ici au statut de film catastrophe à l'échelle planétaire. Paradoxalement, le discours sur l'homme se réduit par ce changement d'échelle à un feu d'artifice pétaradant sans grand intérêt et où le monde sera bien sûr sauvé, débarrassé heureusement d'une bonne part de la gangrène qui le meurtrissait… Ce mal bien étrangement, finit par se confondre avec l'humanité elle-même.

World War Z me semble donc emblématique.

Au même titre que l'était déjà Matrix, ou dans un autre genre, Avatar. Le point commun de ces films ? Considérer l'humanité comme une espèce dépassée, endémique, voire nuisible. Représenter et mettre en scène non plus les individus et leur relations, mais les foules, les masses, les grands nombres sans âme, réduits à l'état d'objets. En épousant évidemment le point de vue de celui qui peut voler au-dessus de cette plèbe ignorante. Et faire cheminer en somme l'idée que l'humanité ne serait peut-être pas toute et entièrement digne de continuer d'exister.

Qu'on pense à Soylent Green (1973), et l'on s'aperçoit que la science fiction traite depuis longtemps ce thème. Sur fond de surpopulation et de disparition des ressources naturelles, la mise en place d'un monde totalitaire, où la grande masse des êtres humains serait traitée pire que du bétail.

Que l'Humanité ait été terrassée par sa propre pollution, des machines, ou un virus inventé par quelque savant fou (ou que la "mère nature" s'en soit chargée) cette humanité là n'est apparemment digne d'être sauvée qu'à la condition qu'une élite soit désignée, et que le reste, quantité négligeable, elle-même d'ailleurs source de tous les maux par sa seule prolifération, soit éliminée. Dans ces fictions, sous prétexte de grandir le danger à l'échelle du monde, on n'hésitera pas à présenter comme acceptable puisque inévitable la disparition de la plupart de nos semblables.

Or si le film Soleil Vert, adapté du roman éponyme, ne laissait aucun doute quant à la critique de ce monde au bord du gouffre - où les vieux, ceux qui ont connu les livres, choisissent de mourir, où la chair des morts est recyclée pour nourrir le reste de l'humanité affamée, où les femmes font partie du mobilier des appartements en location, où la police anti-émeute ramasse littéralement les foules avec des camions à ordure - force est de constater que depuis quelques décennies le discours dans les films hollywoodiens est devenu plus qu'ambigu.

L'image la plus frappante de World War Z est bien cet amoncellement de corps devenus objets, vidés de toute âme, où plus aucun individu n'est identifiable. Des corps par centaines qui s'agglutinent, s'agglomèrent comme des fourmis, comme un simple matériau de construction fait de chair humaine.

L'horreur de cette vision n'est soutenable aussi longtemps, et de façon répétée au long du film, que par sa dimension spectaculaire ( ce qui confine déjà à l'obscénité ) et parce que nous savons intellectuellement qu'il ne s'agit que de pixels bien agencés par une cohorte de graphistes trop myopes pour percevoir la portée des images qu'ils manipulent.

Car ce sont bien les charniers de Bergen Belsen qui sont inconsciemment reproduits ici. Les corps des victimes de la Shoah, décharnés, charriés par centaines, au bulldozer, dans les fosses des camps nazis.

Je dis bien inconsciemment. Car ce spectacle qui devrait nous soulever d'horreur, nous sommes censés, dans ce film, le contempler, fascinés, heureux que ce ne soit qu'un simple jeu à se faire peur… Obscénité vous dis-je ! Mais nous n'y faisons plus attention tant cette image là est reproduite dans des films, dans la publicité, où le groupe humain amassé fait corps et produit quelque-chose de gigantesque, de plus grand que lui. Machine humaine, pont d'humains, boule géante humaine, on ne compte plus les représentations de ce type.

Finalement la pandémie n'est qu'un obstacle comme un autre. Il ne sert que de faire-valoir aux talents du héros. La remise en question de l'humanité elle-même ne sera jamais un sujet important, ni traité comme tel.

L'entreprise n'est pas innocente. Le discours dénonciateur en apparence des films hollywoodiens répète pourtant inlassablement qu'en des circonstances dramatiques où l'humanité serait en péril, seuls les élus s'en sortiront, seuls les choisis, les méritants, les valeureux auront le droit de vivre. Les autres n'auront pas l'honneur de mourir dignement. Ils seront pulvérisés comme des insectes. rejetés à la mer s'ils ne sont pas utiles. Ils seront coupables d'avoir été trop nombreux, trop faibles, trop lents, trop pauvres ou trop méchants et leur extinction n'est au fond que justice.

C'était aussi la grande ambiguité du film de Paul Verhoeven, Starship Troopers qui voulait à la fois dénoncer la propagande belliciste tout en épousant un peu trop le point de vue même de cette propagande. Finalement ce dont se délectait le spectateur c'était bien du spectacle de ses foules massacrées, écrasées comme de vulgaires poupées par une armée extra-terrestre...

Là est toute la perversion du discours néo-libéral qui répète depuis des lustres que l'individu est tout. La foule anonyme n'est qu'un support, qu'un outil narratif pour hisser le héros au-dessus du lot. Parmi cette horde infâme, seuls les plus acharnés, les entrepreneurs, les aventuriers, ceux qui n'ont pas froid aux yeux, seuls les héros seront sauvés. Les autres en somme, n'auront que ce qu'ils méritent, le prix de leur ignorance, de leur impuissance. Quitte à sacrifier symboliquement au passage les plus innocents d'entre nous, histoire de donner le change et de n'y voir que l'oeuvre de la tragédie.

L'exact opposé de la pensée chrétienne antique qui affirmait que chacun pouvait être sauvé. Que chacun y avait droit, et que le rang social, le pouvoir ou la force n'étaient d'aucune vertu, n'avaient aucun lien avec le fait de jouir de la vie ou de mériter la vie éternelle.

Oui l'Humanité en péril est un vaste sujet, qui peut nourrir encore de nombreuses fictions. Mais pour juger réellement du discours tenu par son auteur, il importe d'observer avec attention les simples silhouettes, les figurants, les personnages insignifiants du récit et la manière dont l'auteur décide de les sacrifier. Avec mépris ? A quelle distance ? Plus que la survie des héros ou les morts de victimes innocentes, ce sont bien les petits, les sans grades, les mesquins, les gris, les demi-teintes et le traitement qui leur est réservé qui permet de répondre à la question essentielle: Un individu mérite-t-il de vivre plus qu'un autre ?

World War Z affirme très clairement et sans sourciller qu'il ne faut pas hésiter à couper la main contaminée pour sauver celui qui a été mordu. Quand il s'agit de sauver un individu d'une mort certaine, le choix ne parait pas si cornélien. Mais est-ce réellement un mal nécessaire ? Il faut débarquer de l'arche de Noé militaire tous ceux qui n'ont rien de particulier à y faire, pour la survie du plus grand nombre. On trouve ça éventuellement injuste ici uniquement parce que c'est précisément la famille du héros qui, en définitive, sauvera l'humanité.
Sur ces questions le héros ne se posera jamais de question, c'est sa raison d'être: l'action pure sans réflexion.

Mais toute la perversion naît du postulat fictionnel que notre humanité serait capable de disparaître en quelques secondes. Que cette non-vie, cette mort vivante serait l'équivalent d'une mort de notre conscience, de notre humanité. Et qu'alors la furie qui nous pousse à nous entredévorer ne serait pas précisément humaine, précisément déjà en chacun de nous, avant toute intervention extérieure.

C'était pourtant exactement l'ultime leçon géniale de la Nuit des Mort-vivants: la symétrie de situation qui règne à l'extérieur comme à l'intérieur de la maison assiégée. L'horreur est potentiellement en chacun de nous. Nul besoin de cette étrange maladie qui rende cannibale, pour que les pires crimes soient commis.

Et la nuance est d'importance. La barbarie n'est qu'une potentialité de l'humanité. Non une fatalité qui s'abattrait sur nous et qu'il faudrait purifier. Le moindre film de guerre est capable de montrer cela, et de dénoncer la lutte des hommes contre d'autres hommes.
Mais ce qu'on se refuse à faire en temps de guerre contre nos semblables, serait souhaitable sous prétexte que nous nous battons contre des zombies, des virus, ou des extraterrestres ? D'un coup, l'horreur barbare deviendrait acceptable ?

Cette justification systématique du sacrifice, cette représentation tronquée de l'humanité vue comme une masse homogène et débarrassée de toute individualité, la préservation de l'espèce au prix d'un holocauste mondial me semble parfaitement douteuse.

Elle prépare insidieusement, comme elle l'a fait par le passé, le plus grand nombre à fermer les yeux sur la prochaine désignation de bouc-émissaires. Elle justifie la peine de mort, pour le bien de la société, elle justifie l'euthanasie, l'eugénisme, la mise à mort des handicapés et pourquoi pas, pour aller au bout de la logique, l'éradication d'un peuple ou d'un autre au nom de la pureté de race…

Le cauchemar que tente de représenter World War Z n'est rien comparé à ceux dont l'humanité a déjà été capable. Mais la légèreté, l'inconséquence et la bêtise avec laquelle ces sujets sont traités par l'industrie du divertissement américaine sont le plus sûr chemin vers la réédition de ces périodes sombres.

L'Humanité en crise, réduisant les êtres humains à l'état de zombies, tout cela peut se voir, tout cela peut nous apprendre beaucoup mais à travers les yeux d'un grand cinéaste, je pense au Pianiste de Polanski, par exemple...
antoninbenard
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le 22 févr. 2014

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Antonin Bénard

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