Kathryn Bigelow nous offre un film avec tout le langage cinématographique qu'elle n'a jamais aussi bien maîtrisé : le raid final, dont on connaît pourtant la conclusion, fait monter l'adrénaline à un niveau élevé insoupçonnable. Elle livre un film-enquête fleuve, volontairement déconnecté de tout enjeu géopolitique. Pourtant, la réalisatrice de Démineurs n’a guère été aidée dans sa tâche : avant même le tournage, son projet fut la cible d’une polémique politicienne le réduisant à un pamphlet pro-Obama, rendu possible par un accès à des dossiers top secrets. Bigelow s’était alors murée dans le déni et le mystère. Maintenant que le film se dévoile, il est enfin temps de parler cinéma, et de balayer d’un revers de main les scandales : Zero Dark Thirty refuse tout spectacle, toute effusion de patriotisme et, au contraire de nombre de films sur le (ou post) 11-Septembre, choisit un regard rigoureusement journalistique, presque dénué de toute émotion, voire de point de vue. Du moins en surface. En suivant les personnages de Maya (Jessica Chastain, excellente), inspirée d’une vraie agent de la CIA, et de Dan (Jason Clarke), chargé d’interrogatoires musclés, qui traquent tous les deux Ben Laden pendant dix ans, Bigelow et son scénariste Mark Boal leur font incarner l’Histoire certes, mais évitent pour autant de l’interpréter. Les faits, rien que les faits : briefings, torture, enjeux politiques et géopolitiques sont ici livrés bruts, sans commentaire, par des personnages ni héroïques ni sympathiques, en une narration complexe dont il faut soi-même jauger les tenants et aboutissants.
Superbement documenté, magnifiquement mis en scène et brillamment interprété, "Zero Dark Thirty" n'est pas qu'une leçon d'histoire. Voilà un film d’une richesse inépuisable et d’une droiture indiscutable qui marquera non seulement l’année, mais aussi son époque.