La scène d’ouverture de Zodiac se passe dans une voiture : c’est d’abord l’occasion d’un splendide travelling latéral sur la nuit dorée des 60’s finissantes d’une banlieue résidentielle, puis un parking un peu trop isolé. Enfermés dans l’habitacle, limités dans notre vision des intrusions extérieures, Fincher fait de nous des spectateurs de Drive-in : assis confortablement, mais sans possibilité d’avancer ailleurs que sur la voie qu’il trace sur l’écran.
Plus tard, une nouvelle scène d’agression réutilise la voiture ; cette fois, le prédateur prétend réparer la roue de la victime alors qu’il la déboulonne, ce qui lui donnera l’occasion de l’accueillir dans son véhicule. Belle métaphore que celle de ce grand film étrange, qui ne cesse de déboulonner les codes pour mieux nous embarquer.
Zodiac s’inscrit dans la tradition des films d’enquête ponctuée de nouveaux coups d’éclats d’un tueur en série semant des indices. Eculée, cette structure fait appel à l’imaginaire très normé du spectateur et va dès lors s’acharner à cliver toute ses attentes.
Restitution monomaniaque, l’investigation est fondée sur la graphologie et le zoom, qui très tôt occupe une place obsessionnelle dans le cadre. Mais très vite, la lenteur s’installe. Les ellipses, les fausses pistes, l’absence de coordination des structures qui gèrent l’enquête viennent ensabler la machine et le cinéaste semble prendre pour véritable sujet cette inertie croissante. Il suffit de considérer les scènes de meurtre pour s’en convaincre : glacées, sans grammaire proprement dramatique, elles sont, à l’image de celle du lac, de véritables cartes postales qui nous placent davantage du point de vue du tueur, voire des enquêteurs, qu’en empathie avec les victimes. Le personnage de Graysmith (Gyllenhaal), étrangement atone et dénué de toute panache, semble lui aussi contaminé par cette neurasthénie qui détruira le journaliste star Avery (Robert Downey jr qu’on prend plaisir à voir tomber de sa traditionnelle posture de dandy dilettante et classieux) qui semblait désigné pour résoudre l’affaire.
Les béances de Zodiac pourraient se justifier facilement : le scénario se fonde sur une histoire vraie, et l’affaire reste irrésolue après vingt ans d’enquête et de soubresauts. Mais pour peu qu’on connaisse Fincher, ses choix esthétiques sont autrement légitimes.
L’obsession d’en face, du point de vue du tueur, est celle de la médiatisation. Il s’agit de faire la une des journaux, d’instaurer la panique dans les bus scolaires et de devenir l’obsession de l’Amérique. Il s’agit, on le comprend vite, d’accéder au statut de mythe en mystifiant le public, par des codes et en s’attribuant des meurtres qu’il n’a même pas commis.
L’enquêteur se retrouve prisonnier d’une boucle infernale : le tueur lit la presse pour y trouver des meurtres qu’il n’a pas commis, les témoins eux-mêmes font de même, ou règlent leurs comptes en désignant un membre de leur entourage comme le Zodiac.
Le traitement de Fincher consiste à prendre cette machine close qui tourne à vide et la déplier ; tordre cette ligne courbe circulaire et la mettre à plat, dans la longueur (2h45) et l’austérité des impasses, des chausses trappes et du leurre.
Cette rigueur journalistique, ce regard clinique et la fluidité de cette restitution, sont plus qu’une modestie affichée face à son sujet. C’est un parti pris d’une assez rare intelligence : celui de ne pas, à son tour, tomber dans le panneau (comme le ferait Dirty Harry, évoqué dans le film et qui provoque le départ écœuré du flic). Cette distance lucide qui générera toute la fascination poisseuse pour l’Amérique contemporaine dans Gone Girl est déjà présente ici, et achève de distinguer Fincher comme un réalisateur au regard aussi singulier que cinglant.

(8,5/10)
Sergent_Pepper
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le 27 déc. 2014

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