Critique publiée sur ArtZone Chronicles.


Depuis sa palme d'or avec The Tree of Life, Malick, un peu à l'instar de Lynch, est devenu hype. Un réalisateur qu'on aime encenser ou rejeter avec vigueur, mais sur lequel chacun va de son avis, criant au génie ou à l'imposture, à l'abus de formalisme et de symbolisme ou au génie du montage et de l'implicite. Les "cinéphiles" se lamentent parfois de l'incompréhension par le public d'un cinéma qui sort d'un cinéma de consommation, tandis que le public, la "masse" sourit avec un certain mépris face à la branlette intellectuelle que défendent certains critiques. Un cinéma de rupture, entre son rôle de divertissement et son rôle artistique. Rôle que certains arrivent à combiner, trouvant un écho populaire et critique. Mais ça reste rare et souvent, le cinéma qui se veut total et sans compromis a du mal à trouver une large audience, sans toujours être encensé par la critique, par ailleurs.


Enfin j'écris ça, mais ça reste des généralisations abusives avec plein de contre-exemples, notamment du côté des critiques qui parfois descendent un film tout autant que le public populaire, mais ils n'utilisent juste pas les mêmes arguments, et au lieu de dire "c'est chiant je me suis endormi", ils étayent leur avis par plein de détails techniques et que le spectateur moyen ne reconnaît pas lors de son visionnage. Entre ces deux publics, ces deux appréciations, où doit-on se placer ? Je déteste les argumentations qui ne s'appuient sur rien et ne nuancent pas leur avis, elles ne me semblent pas légitimes. Mais d'un autre côté, j'ai du mal à comprendre certaines critiques qui, par leur vision très technique, très profonde d'un film, peuvent parfois oublier de le vivre et d'en retranscrire des sentiments plus généraux. Moi, j'écris des trucs inutilement longs, je ne sais pas être synthétique, mais je me dis que c'est pour mieux nuancer et montrer qu'une opinion ne peut être trop tranchée. Poudre aux yeux face à mon incapacité à évoquer de façon rapide mais néanmoins précise ce qui fait les forces et les faiblesses d'un film, d'un album, d'un fait de société. Poudre aux yeux face à mon incompétence technique, je me sens souvent plus légitime que d'autres pour donner mon opinion, car j'estime nuancer, mais ne suis-je pas uniquement dans la contradiction et le compromis, chose vaine dans un cinéma qui se veut total ? Mais à côté de ce sentiment prétentieux, je trouve toujours mes analyses vides, creuses, manquant de corps. Et je fais des intros qui ne parlent pas un instant du film que je critique pour essayer de justifier l'opinion qui va suivre. Peu importe, même si je suis bien conscient que ça bloque. La critique, je l'écris pour qui ? Personne ne m'y oblige, je n'ai aucun délai. Je ne l'écris même pas pour que les gens la lise, je crois. Parce que sinon je me forcerais à en réduire le nombre de caractères. Bref.


A la Merveille, ça fait partie de ces films qu'on va voir soit parce que ça fait bien, soit parce que le réalisateur a eu un succès avec son précédent film et qu'on veut montrer que nous aussi, on appartient à cette tranche de population qui pouvons aller voir un film profond, qu'on peut entrer en rupture avec les structures classiques. Qu'on l'aime ou pas, au fond peu importe, au moins on peut dire qu'on l'a vu et se pavaner, se présenter comme membre de l'élite culturelle de ce pays qui va voir des films d'auteur et pas que les blockbusters américains. On propose des visions du film, des analyses plus ou moins pointues, avec des éléments techniques, des liens avec les autres films du réalisateur, j'en passe et des meilleures. Le public dépasse l'artiste, comme souvent, on émet des hypothèses, qui pour certaines touchent sans doute à la vérité tandis que d'autres sont fantasmées. C'est ce qui fait la complétude de l'objet d'art ou de l'objet culturel, le contact avec un public et la vision de ce public sur cet objet, sa réaction qui dépasse parfois le processus de création. Malick ne fait pas nécessairement des films pour son public, peut-être les fait-il pour lui-même, afin d'évacuer ses pensées, de les retranscrire autrement. Peut-être, mais le résultat est là, il est vu, analysé, décortiqué, critiqué, vécu par le spectateur. Je n'ai pas le sentiment d'un Malick prosélyte, et ce en dépit des messages véhiculés par ses films. J'ai plus l'impression d'un tourbillon, de choses floues, vagues, de pensées diverses en équilibre sur un fil, qui vont à gauche, à droite, qui peinent parfois à trouver une cohérence. Un cinéma vagabond, j'ai l'impression que Malick s'en fout qu'on le saisisse ou pas, si toutefois il y a quelque chose à saisir. Après tout, c'est peut-être juste un cinéma à vivre, et à travers toute sa technique, Malick ne veut peut-être rien faire passer d'autre que des sentiments, des émotions. Le spectateur serait alors son but ultime, il le prendrait en compte en créant son film.


Ce spectateur, c'est moi. Entre autres, bien sûr. Moi, qui ai pleuré en voyant The Tree of Life, sans trop savoir pourquoi. Parce que sur le fond, je trouvais plein de choses à redire et je comprenais bien tous les reproches qui pouvaient être faits au film, du formalisme pur intellectualisant au message religieux qualifié de bondieuserie. Je comprenais tout ça, le rejet que pouvait provoquer le film de Malick, tant chez un public qui ne trouve pas de point d'accroche que chez des critiques qui trouvent ce cinéma beau mais vain. Je comprends tout ça, mais quand quelque chose vous saisit, chose rare, peu importe, le sentiment est là. On peut essayer de le justifier en parlant du montage, des plans, du visuel, des thèmes récurrents chez Malick, etc. Le résultat est le même, on essaie juste de le verbaliser, souvent vainement. Après un tel choc, amplifié par le visionnage d'autres films de Malick, j'attendais énormément de A la merveille, d'autant que j'en avais lu des critiques allant parfois dans un sens, parfois dans l'autre. J'étais curieux, aussi, de savoir où allait nous emmener Malick.


Je n'ai pas pris la baffe que m'avait donné The Tree of Life. Je n'ai pas l'impression de quelque chose d'unique et qui marque à vie. Peut-être d'ailleurs parce que j'ai vu The Tree of Life avant. Si A la Merveille avait été le premier film que j'avais vu de Malick, il m'aurait peut-être profondément marqué. Là, j'ai juste vu un film magnifique, proposant plein de pistes de réflexion, ou bien aucune, et un film qui brille par le fait qu'il soit absolument vain et sacrifie tout à la prétention technique et visuelle. Ce qui, au fond me suffit. Prendre une baffe visuelle pendant deux heures est un réel bonheur, c'est parfois ce qui suffit pour me toucher profondément, la façon d'associer les images, le son, des mouvements de caméra pour arriver à aller chercher des larmes alors que rien ne l'explique, sinon la forme pure. Je ne sais pas ce que veut Malick. Mais qu'il le veuille ou non, on observe ses films différemment que ceux de Michael Bay, on cherche des clés, on observe les structures des plans, le montage, etc. Et après avoir vu ses films, on cherche ce qu'il a voulu dire, les thèmes qu'il a pu vouloir aborder, comment il les a abordé, les implicites formulés par un mouvement de regard, par les couleurs, par le choix de l'ordre des plans... On réfléchit, peut-être trop, on se dit qu'il nous faudra le voir plus de fois pour en saisir les subtilités. Cherche-t-il ce sentiment, ou cela le ferait-il sourire ? Ne se moque-t-il pas du spectateur en secret, en trouvant comment le faire penser alors qu'il ne veut pas nous faire penser. Il nous interroge peut-être juste sur notre capacité à penser, à chercher des raisons, des vérités, à émettre des hypothèses pour ne pas être perdu.


Malgré mon amour pour cette capacité à nous faire réfléchir, je regrette certains points, qui me font préférer The Tree of Life. Ce dernier me semblait aller plus loin que A la Merveille, proposer une vision plus évanescente, moins palpable. Dans A la Merveille, il y a un fil narratif qu'on suit et qui propose déjà un premier niveau de lecture dans la relation du triangle amoureux qu'on voit dans le film. The Tree of Life, lui (faut-il les comparer ?), avec ses ruptures temporelles, donnait vraiment l'impression d'être plus dans le domaine du rêve, on pouvait entièrement s'y perdre et le considérer sans aucun fil narratif. Autre regret, c'est que Malick reprend, certes avec talent, les mêmes ingrédients que dans son film précédent. J'adore ces ingrédients, là n'est pas la question. Mais j'aurais aimé être surpris, ce qui n'a pas été le cas, qu'il prenne une toute autre direction, ce qui artistiquement aurait été plus dangereux, qui m'aurait peut-être moins plu, mais qui aurait eu le mérite de la prise de risque. Mais encore une fois, il fait peut-être juste ce qu'il veut sans prendre en compte l'art, l'attente des spectateurs, etc. On est dans une logique continuité, avec, je trouve, moins d'audace. On est en terrain connu, dans ces paysages magnifiques, ce plans courts qui saccadent le mouvement des personnages, dans ces structures travaillées qui semblent, partout, avoir un but, un sens. On est aussi en terrain connu avec l'utilisation de la voix off ou de la musique, magnifique une fois de plus, et parfaitement adaptée aux images, ajoutant réellement quelque chose à la force des images. Mais là encore, on peut facilement critiquer cette facilité de mettre une musique qui touche par elle-même et qui pourrait cacher une vacuité des images.


Et surtout, on est en terrain connu par les sensations procurées par ce film, de l'implicite, de l'impression que lors de chaque plan, il y a un élément qui va nous éclairer sur le fond, que la forme le sert toujours. Qu'on peut trouver des clés partout, et qu'en effet, il nous faudra plus d'un visionnage pour cerner le message que veut nous faire passer Malick, si tant est qu'il y en ait un. Je ne l'ai vu qu'une fois, mais, pour comprendre le film, en proposer une éclairage, quelques thèmes et formes récurrentes m'ont marqué (mais peut-être sont-ce des chemins trompeurs qui masquent justement des choses plus subtiles).


Il y a quelque chose dans la façon dont la caméra accompagne les personnages. Le tourbillon revient tout au long du film, les mouvements de caméra pendulaires accompagnent les personnages qui tournent, les chaises volantes, le ventilateur, la grande roue... Signe d'une instabilité qu'on observe dès les pas du couple sur les plages du Mont Saint-Michel, ils sont ensemble mais vacillent dès le début de leur relation.


Il y a peut-être aussi quelque chose autour du langage, de la communication absente chez Neil sauf lors des scènes de dispute. Il est sorti du langage, ne communique que par les gestes et le regard, souvent vague et sans sentiment. On entend de multiples langues dans le film, signe de rupture mais aussi d'universel, malgré ces différentes langues les humains sont un et vivent. Alors que Neil, absent du langage, est aussi hors de cette vie, isolé.


Bien sûr, et en lien à ce langage absent d'un de ses membres, il y a la question du couple, de ses manques, de ses ruptures. Ce couple est à replacer dans une vision plus générale de l'instabilité, de l'hésitation, de la difficulté de se raccrocher à quelque chose, aussi symbolisé par la crise que traverse le prêtre interprété par Bardem, qui semble retrouver ce lien en fin de film, retrouver sa raison d'être. La raison d'être, c'est l'amour, bien sûr, envers l'autre, l'humain, que nous permet notre amour pour Dieu. Dieu est Amour, celui "qui nous aime" (malgré le côté un peu ridicule de la formulation) nous a donné cette force d'aimer l'autre : amitié, compassion, amour... Qui passe par la parole absente chez Neil, qui refuse cette parole et cette amour, et tente même parfois d'en priver l'autre (le voile avec lequel il bâillonne Marina). Le doute, qui peut aller jusqu'à la rupture chez le couple, est symbolisé très fortement par la forme du film, notamment par la suite de plans où Marina et Neil sont physiquement séparés, comme si l'écran était coupé en deux, thème aussi récurrent formellement (l'arbre, puis dans la laverie, puis quand Neil est dehors tandis que Marine est à l'intérieur, puis quand il est en bas alors qu'elle est à l'étage...). Doute qui, lorsqu'on lui cède, mène à un espace qui semble sans retour (la tromperie), mais Malick laisse l'espoir planer, la rédemption déjà présente dans Tree of Life.


A la Merveille est donc un tissu aux multiples fils, qu'il est impossible de démêler tant ces fils sont entrelacés les uns aux autres. On voit l'ensemble du tissu, on en voit certaines couleurs, certaines formes, l'ensemble forme un tout cohérent qu'il est difficile d'appréhender. Eveil, car Malick nous y tient donc, volontairement ou non, sans cesse, à l'affût d'indices. Alarme, car malgré mon amour pour ce film et ce sentiment de me faire soit aimer soit berner par le réalisateur (cherchez des clés qui n'existent pas), Malick se répète un peu et qu'artistiquement, si c'est réussi, c'est aussi très limité dans l'audace. Je lisais, avant la projection, un article des Cahiers du cinéma sur Nagisa Oshima, qui parlait de faire à chaque film une négation de soi pour s'autoriser à chaque film un premier film, ne se laisser aucun repos. Ici, en dépit de son talent, Malick semble se reposer, ne pas oser autant que dans son film précédent, reprendre ses ingrédients pour une recette qui change peu et qui est moins originale. Vain, ce film l'est peut-être. Mais l'art n'a tout simplement peut-être pas pour autre but que d'être vain.

Flavinours
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le 28 mars 2013

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Flavien M

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