Le monstre. Étymologiquement, celui qu’on montre, qu’on « monstrat », pour parler une langue plus ancienne que le franglais. Ici, Ingmar Bergman (14 juillet 1918 - 30 juillet 2007), le réalisateur suédois que nous montre la réalisatrice allemande Margarethe von Trotta.


Qui dit monstre dit nombre : le Minotaure et ses tombereaux de jeunes gens dévorés, ici Bergman et sa bonne cinquantaine de films, les récompenses qui les ont couronnés - de la Palme d’Or en 1956, pour « Sourires d’une nuit d’été » à la « Palme des Palmes », récompense unique et créée pour lui en 1997 -, ses femmes, les enfants qu’il leur faisait ; ainsi assuré de leur amour, il pouvait alors les abandonner...


En cette année 2018 qui marque le centenaire de la naissance du réalisateur, Margarethe von Trotta brosse un portrait très sensible de celui qu’elle s’est donné pour maître dès qu’elle a découvert son cinéma. Une admiration que le Suédois lui rendait bien, puisqu’il avait placé l’un des films de sa consœur allemande, « Les Années de plomb » (1982), dans la liste de ses onze films préférés. N’hésitant pas à s’impliquer et à se faire apparaître à l’écran, en se dégageant du voile de la voix off, Margarethe von Trotta parvient à nouer étroitement le récit d’un lien d’estime entre artistes et l’analyse d’une œuvre immense. Les extraits de films ou d’interviews du maître, de prises durant des tournages, sont nattés, au montage, avec le témoignage de la réalisatrice et les interviews de plusieurs intervenants : confrères réalisateurs (Olivier Assayas, Carlos Saura, Ruben Östlund...), actrices (Liv Ullmann, Gaby Dohm...), collaborateurs de Bergman (Stig Björkman, auteur, Katinka Faragó, sa productrice, Jean-Claude Carrière, scénariste...) ou proches plus intimes (deux de ses fils, Daniel et Ingmar Bergman Jr)...


À la manière d’un hologramme, la variété de ces regards croisés et des discours, infiniment riches, produits sur le grand homme ou par lui-même, font émerger les contours d’une personnalité à la fois plus émouvante et plus redoutable que celle traditionnellement attachée à la figure du maître suédois. On découvre ses éclats de rire, sa chaleur tactile avec ses collaborateurs, sa constante insatisfaction, ses doutes, son désir jamais totalement comblé d’être reconnu, non seulement comme maître de la lanterne magique, mais aussi comme auteur de théâtre ; durant son exil allemand, il reçut d’ailleurs le prix Gœthe en 1976... Mais se dévoilent aussi l’abondance du combustible humain, et notamment féminin, grâce auquel le maître soutenait son inspiration, sa possible dureté envers la petite cellule qui incarnait la famille, sa façon, tellement instinctive qu’elle en était devenue presque innocente, de se poser comme seul enfant, même lorsqu’il lui aurait fallu être père...


Le choix, très judicieux, de la musique, directement empruntée à des films de Bergman, immerge, dès la première scène, dans l’univers mental du réalisateur. Lorsque les mots évoquent son angoisse, celle-ci est déjà présente, à travers les stridulences des violons, qui feraient presque croire aux fantômes qui inquiétaient tant Bergman et que certains de ses visiteurs posthumes, telle la réalisatrice Mia Hansen-Løve, ont cru ressentir sur son île, Fårö. Écrin et acteur de toute cette vie mentale, la nature, si présente chez Bergman, n’est ici pas négligée, à tel point qu’elle ouvre et referme le documentaire, en deux scènes de rivage associant étroitement, avec, à la fois, intensité et modestie, les deux figures des réalisateurs.

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le 6 sept. 2018

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Anne Schneider

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