Sans doute en manière de boutade Claude Chabrol aimait à distinguer les films impairs des films pairs. Les impairs, comme leur nom l’indique, étant ceux que l’on apprécie dès la première projection. Les pairs, quant à eux, devant être vus une deuxième fois pour pouvoir espérer plaire. On mesure cependant les limites d’une telle méthode, voire son injustice. Il est rare en effet que l’on se précipite à nouveau dans une salle pour revoir un film que l’on n’a pas aimé, sauf bien sûr à vouloir se rapprocher de quelqu’un de cher. Mais il est vrai que le réalisateur de « L’inspecteur Lavardin » savait être facétieux… Proposons donc une autre approche empruntée à l’œnologie consistant à laisser se décanter les films au fil des jours. Les mérites du procédé sont particulièrement sensibles lors d’un festival où il y a soudain profusion de réalisations diverses et variées dans un laps de temps restreint. Inutile de se montrer péremptoire et de chercher à trancher sur-le-champ, un jugement serein s’imposera bien assez tôt. Il en va ainsi de celui porté sur « Ala Changso », long métrage de Sonthar Gyal proposé en juin dernier par le festival du cinéma chinois en France. Pour en résumer l’intrigue on reprendra cependant la présentation faite dans le cadre de la 26ème édition du festival international des cinémas d’Asie de Vesoul où « Ala changso » a de nouveau été projeté. Occasion toute trouvée pour rendre hommage à Martine et à Jean-Marc Thérouanne ainsi qu’à leur équipe de bénévoles qui depuis des années animent avec passion cet évènement cinématographique d’importance. Voici donc ce qui à Vesoul était dit du film en février 2020 :



Drolma se découvre un cancer. Selon elle, c’est sa punition pour ne pas avoir fait le pèlerinage promis à son défunt époux. Cachant sa maladie à son nouveau mari Dorje, elle part à pied pour un voyage d’un an pour Lhassa. Dès le départ, son voyage semble voué à l’échec. La météo ne lui est pas favorable, sa maladie la fait souffrir et ses deux porteuses l’abandonnent. Dorje finit par la rejoindre pour la suivre en voiture. Il est en compagnie de Norbu, un jeune garçon issu du premier mariage de Drolma et qui a grandi chez ses grands-parents. Mais le voyage prend une tournure inattendue.



En guise de clin d’œil au réalisateur de « La chinoise » il est tentant d’ajouter Tibet, tour, détour, un enfant, deux parents…


Mais revenons à ce pèlerinage vers Lhassa auquel nous convie Sonthar Gyal avec pour corollaire la question de sa signification. Si l’opinion du cinéaste se devine parfois, ce dernier se garde bien de trancher abruptement, laissant leur liberté à ses personnages. Et nous voilà ainsi avec Drolma à destination de la ville sainte du bouddhisme tibétain. Ni trekking, ni randonnée sportive, ni balade festive mais une lente progression soumise à un rituel précis. Celui-ci commande en effet de s’arrêter tous les quatre pas environ, d’étendre les bras à l’horizontale puis de les ramener d’un coup sec l’un contre l’autre pour faire retentir le son des plaquettes de bois fixées à chacune des paumes de la main. Ces gestes devant être répétés ensuite les bras à la verticale au-dessus de la tête et une nouvelle fois à l’horizontale avant que le pèlerin ne se prosterne plusieurs minutes à même le sol et ne reprenne son périple après ce moment de dévotion.


Tandis que la jeune femme avance de la sorte, le spectateur qui l’accompagne ne peut s’empêcher de songer aux quatre rencontres qui conduisirent le prince Siddharta à devenir le Bouddha. A quatre reprises Siddharta quitta de nuit le palais de Kapilavastu où il était tenu reclus. Il fit ainsi successivement quatre rencontres qui décidèrent de sa quête spirituelle : un vieillard marqué par la déchéance physique, un malade souffrant atrocement, un mort pleuré par les siens et un renonçant dont le visage reflétait la paix et la sérénité. Le prince comprit alors que sa destinée serait de trouver le moyen d’échapper à la vieillesse, à la maladie et à la mort et que pour y parvenir la voie à suivre était celle de la spiritualité. C’est ainsi que Siddharta abandonna son statut princier et entreprit cette longue recherche pour atteindre l’Eveil.


A regarder alors marcher Drolma avec tant de conviction on se prend peu à peu à croire à un possible miracle et à sa guérison. Illusion malheureusement puisque le cancer aura raison d’elle bien avant qu’elle n’ait pu arriver à Lhassa. Mais était-ce de guérir qui lui importait vraiment ? En vérité Drolma refusera purement et simplement tout soin alors même qu’après un grave malaise Dorje, la suivant en voiture, avait réussi à faire venir à son chevet le service médical d’urgence de la ville la plus proche. Plutôt qu’une hospitalisation Drolma choisira de s’éteindre dans son campement de fortune en demandant à être débranchée. Suicide ou plus exactement, comme dans le film « Orphée » de Jean Cocteau, passage de l’autre côté du miroir pour rejoindre son premier mari. Ne hante-t-il pas depuis le début du récit les rêves tourmentés de Drolma ? Tant pour lui rappeler sa promesse d’accomplir le pèlerinage qu’il n’a pu lui-même achever que pour l’attirer nuit après nuit là où il se trouve désormais. L’aventure entreprise par Drolma est donc à la fois une façon d’expier sa légèreté oublieuse et une réponse à un appel venu nuitamment d’outre-tombe. Avant de mourir elle fera à son tour promettre à Dorje d’aller à sa place jusqu’à Lhassa.


Commence alors une nouvelle étape en compagnie de Dorje et de Norbu. Ces deux là, c’est visible, s’entendent comme chien et chat. Mais n’est-ce pas souvent le cas entre un beau-père et l’enfant d’un autre ? Curieusement leurs chamailleries donnera rapidement le sentiment de deux gamins faisant l’école buissonnière plutôt que de deux pénitents peinant à marcher. Trois rencontres, très différentes les unes des autres, donneront tout son sens à leur pérégrination.


La première, fort déplaisante au demeurant, les fera croiser des lamas tibétains devant un monastère. Le regard acéré et narquois du cinéaste nous montre ici des religieux plus préoccupés par le nombre des oboles et par un vain fétichisme que par une quelconque compassion envers un jeune orphelin et un homme endeuillé. Viennent ainsi spontanément en mémoire les images de l’un des plus beaux films de l’histoire du cinéma mongol, « Le réveil » de Genden Sangijav réalisé en 1957. A travers les souvenirs de Purevjav, jadis assistant d’un lama, nous est notamment conté le heurt entre les guérisseurs traditionnels et la médecine moderne incarnée par une jeune russe venue dans ce petit village de Mongolie pratiquer son art avec l’aide de son infirmière à la chevelure dorée. Les deux cinéastes, le Tibétain et le Mongol, dénoncent l’un et l’autre, chacun à sa manière, l’exploitation de la crédulité des cœurs simples par les shamans et autres lamas. Etant de longue date un lecteur assidu de Simon Leys, hélas trop tôt disparu, le rédacteur des présentes lignes ne méconnait point les caractéristiques du régime politique chinois et de sa surveillance tatillonne des cinq religions officiellement reconnues. Sauf à être dupe, il ne semble pas que Sonthar Gyal ait fait allégeance aux désidératas de l’idéologie et revêtu son film des « habits neufs » de celle-ci. Il y a certes chez lui une critique des comportements religieux mais d’aucune manière un rejet de la spiritualité. Il laissera du reste à ses personnages le soin de la découvrir par eux-mêmes.


Poursuivant vaille que vaille leur route Dorje et Norbu traverseront au fil de celle-ci des régions de plus en plus rudes mais aussi de plus en plus désertes. Quel réconfort alors, et quel contraste également avec celui des lamas que l’accueil chaleureux d’une humble famille de paysans isolée dans la montagne. Moments de réel partage que reflète d’ailleurs le titre donné au film. « Ala changso » est en effet la retranscription littérale de la chanson populaire tibétaine « videz votre bon verre de vin d’une traite !» Pour Norbu ce sera le retour des journées insouciantes de l’enfance et des jeux avec ceux de son âge sous le regard bienveillant d’une mère qui n’est pourtant pas la sienne. Mais cette hospitalité qui marque la deuxième rencontre n’a qu’un temps. Il faudra bien se décider à repartir.


La troisième rencontre, beaucoup plus modeste, elle, le sera avec un petit âne semblant abandonné qui s’attachera fidèlement aux pas de Dorje et de Norbu ainsi que le ferait un chien errant désireux de rompre sa solitude. Pourquoi pas un âne comme nouveau compagnon ? On se surprend à dresser la liste de ses célèbres congénères tels que celui des « Musiciens de Brême » du conte des frères Grimm, Cadichon des « Mémoires d’un âne » de la comtesse de Ségur, Anatole l’ami sentencieux de Philémon dans les bandes dessinées de Fred, Aliboron qui apparait chez La Fontaine, l’Âne du film Shrek ou Boronali, un véritable artiste, qui a effectivement peint en 1910 la toile « Et le soleil s’endormit sur l’Adriatique ». Comme quoi le talent peut se cacher partout. C’est donc un trio que nous suivons désormais.


Contre toute attente celui-ci n’entrera pas dans Lhassa. Non pas par lassitude physique mais tout bonnement parce que ce lieu-là n’a plus aucune importance. Le miracle auquel devant l’écran on continuait encore secrètement à croire s’est enfin réalisé. Et ce au moment précis où, comme s’il s’agissait d’un mirage, le spectateur aperçoit au loin les bâtiments flous de la ville sainte. Double miracle s’il en est. Celui d’abord de la réconciliation d’un homme et d’un enfant, Dorje et Norbu se reconnaissant avec tendresse comme père et fils. Celui ensuite de la découverte par ces deux singuliers pèlerins de leur profonde communion avec le monde. Rien n’exprime mieux celle-ci que les vers des poètes Li Bai et Wang Wei. Du premier :



Tous les oiseaux ont disparu au zénith,
Un nuage oisif dérive tout seul.
Nous nous regardons l’un l’autre sans nous lasser :
Il n’y a plus que le mont Jingting



Et du second :



Dans la montagne vide on ne voit personne
Mais des voix se font entendre…



Des voix que complètent ici les magnifiques images de cette montagne offertes par Sonthar Gyal qui, il est vrai, a longtemps travaillé comme directeur de la photographie avant de passer à la réalisation en 2011. « La longue marche » avons-nous malicieusement intitulé cette chronique. Non celle de la glorieuse armée rouge en 1934 et 1935 mais celle intemporelle qui faisait dire à Lao Tseu :



Il n’y a point de chemin vers le bonheur, le bonheur est le chemin.


Athanasius_W_
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le 27 avr. 2020

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