Après avoir co-réalisé Atomik Circus et mis en scène la seconde partie de Goal of the Dead, Thierry Poiraud goûte aux joies de l’émancipation créatrice en livrant Alone (Don’t Grow Up), un teen/road-movie pétri d’émotivité… et de fatalisme. Le film suit un groupe de jeunes asociaux vivant dans un foyer situé sur une île proche des côtes écossaises. La plupart des pensionnaires sont rentrés chez eux pour les vacances, et les quelques adolescents restants découvrent qu’ils sont livrés à eux-mêmes, leur éducateur ayant vraisemblablement disparu. Profitant de l’occasion pour aller voler de l’alcool dans une station-service, ils seront confrontés au silence d’une ville quasi déserte – aléatoirement sillonnée par des individus extrêmement agressifs. Ces derniers semblent affectés par un mal qui ne corrompt que les adultes… Loin de l’enfance et à l’orée de la majorité, les six marginaux vont devoir se battre pour survivre, et trouver un moyen de s’échapper.


Si Alone demeure (sciemment) nébuleux sur de nombreux points, nul ne saurait passer sous silence sa kyrielle de qualités. Les premières minutes du film immergent le spectateur dans la fiction en caractérisant – de la manière la plus simple qui soit – chacun des personnages principaux : en un bref laps de temps (via l’exploitation d’images d’archive du centre dans lequel ils résident), une fenêtre est ouverte sur leur passé, sur leurs projets, et sur les relations qu’ils entretiennent les uns avec les autres. Ce travail d’écriture, que l’on peut attribuer à la scénariste Marie Garel-Weiss (collaboratrice de Thierry Poiraud depuis son premier film), est transcendé par l’authenticité qui émane des comédiens ; les six adolescents britanniques jouissent d’une alchimie (naturelle) notable, inévitablement évocatrice des premiers épisodes de la série Misfits… Autant d’éléments susceptibles de générer un prompt sentiment d’empathie, ô combien appréciable, car de plus en plus rare. Mais l’efficacité d’Alone ne se résume pas à cette simple caractéristique. Dès l’apparition de l’écran-titre, le cinéaste insuffle à son œuvre une aura fantastique ; la brume embrasse l’immensité des décors et les protagonistes percent des intérieurs vaporeux, baignant dans une lumière crue… symptomatiques, in fine, d’occurrences apocalyptiques. Perpétuellement en fuite, chacun de leur déplacement offrira au spectateur un nouvel environnement à découvrir – environnement en symbiose avec leur évolution au fil du récit.


L’adolescence étant une période trouble, déchirée entre l’insouciance enfantine et l’indépendance désirée par tout être mature, Thierry Poiraud n’a de cesse de favoriser la perte de repères : cela passe par un jeu continu sur les échelles de plan, permettant de raccorder des scènes filmées en cinémascope dans des décors naturels hétérogènes (si la majeure partie de l’oeuvre a été tournée aux Canaries, quelques plans aériens proviennent de Finlande). L’effet provoqué par la moindre progression dans l’espace est ipso facto décuplé ; et l’errance des personnages, leur insignifiance face aux vastes paysages qu’ils parcourent, accentue leur mal-être. Le réalisateur emploie l’outrance et les codes éculés du film d’infectés pour mieux explorer la psychologie d’individus fragiles, isolés et séparés de leur famille. Dans leur cas, la fracture entre l’enfant et l’adulte est particulièrement prononcée : certains sont trop irresponsables pour être autonomes, d’autres ont vécu des traumatismes qui ont accru leur maturité, tout en les privant de leur capacité à s’ouvrir aux autres… D’autres encore sont incapables de gérer leurs émotions et ne peuvent plus les contenir, quitte à blesser leur entourage. Seuls, ils sont une nouvelle fois rejetés de toute part, agressés par les adultes qu’ils ne sont pas encore (et qu’ils ne veulent plus devenir), traqués par les enfants qu’ils ne sont plus.


Mais les théories s’entremêlent et seule la puissance sensorielle d’Alone importe, au bout du compte. D’aucuns reprocheront au film l’enchaînement (un peu) facile de certains éléments, voire son rythme fluctuant ; ce serait occulter l’instabilité affective des protagonistes. Pendant près d’1h20, Thierry Poiraud délivre une allégorie aussi cruelle que violente du passage à l’âge adulte… une sorte de relecture de Pays imaginaire, où rien ne serait parfait. Et il le fait avec maestria. Alone aurait pu être meurtri par la modestie de son budget, mais l’ingéniosité prime sur le manque d’argent : la photographie dirigée par Mathias Boucard est extrêmement soignée et sert princièrement les thématiques véhiculées par la mise en scène. Il sera notamment aisé de garder en mémoire la beauté d’une ville portuaire embrasée, dans laquelle enfants et adultes s'entre-tuent… Adieu innocence, adieu responsabilités sclérosantes, il ne reste rien. Espérons que la sortie du film en DTV drague un public considérable… Ce ne serait que justice pour cette production franco-espagnole si aboutie, récompensée par l’Oeil d’Or à l’occasion de la cinquième édition du Paris International Fantastic Film Festival.


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MDCXCVII
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le 7 mai 2016

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