Le triomphe de l'explicite ou Un tournant dans l'histoire du cinéma de genre ?

On n'apprendra à personne que passé l'ère des films gothiques dont les messages étaient plus philosophiques, le cinéma d'horreur américain* (y compris les quasi comédies horrifiques, genre où se classe ce film) a toujours parlé de politique (et/ou de sociologie, enfin c'est un peu la même chose).

Les survivals n'ont cessé de nous présenter la fracture entre les deux Amériques avec leurs rednecks souvent racistes et leurs campeurs venus du monde moderne ou un brin hippies, les slashers ont fait du monstre l'incarnation de l'Amérique puritaine reaganienne massacrant une jeunesse aspirant au plaisir chaque fois qu'elle enfreignait ses règles, on ne reviendra pas sur tout ce qu'ont pu symboliser les zombis ou pu faire passer comme messages le cinéma de Romero ou inspiré de lui, et encore d'autres dont le décor même était là pour parler de l'Amérique (Wolfen, Candyman etc.), ou encore où l'origine des monstres venait de l'armée américaine (le Piranha des années 70 par exemple), et à la marge bien des films à la fois plus clairement politiques et plus pétés (tel le bien nommé Society) ont toujours émaillé le genre.

Mais tout ça toujours à travers un minimum d'allégorique, de symbolisé, avec des discours qui ne mettaient que rarement les points sur les i sur leur message, et des fins souvent ambigües, au point que le spectateur pouvait sortir d'un film en ayant l'impression de n'avoir assisté qu'à un divertissement visant à lui faire jouer à se faire peur (et ainsi se laisser sans même s'en rendre compte laver le cerveau par les profanateurs communistes comme dirait non explicitement un film d'horreur des années 50 ;). Puis le revisiter plus tard après avoir pris sa carte du Parti Cinéphile et découvrir ses autres niveaux de lecture.

Puis, à celui du millénaire, il y a eu un tournant, progressif, vers des œuvres de plus en plus explicitement politiques, avec (pour en prendre deux de sous-genres aussi opposés que possible) des films comme American Psycho ou Le Village comme précurseurs, autorisant de moins en moins d'en sortir sans y voir un message sur la société. Ou encore dans le "vrai" cinéma d'horreur (avec du sang et des mutilations à l'écran), des films comme les Hostel, où les méchants sont des représentants des 1% achetant le droit de torturer de pauvres éléments des 99%.

A la période plus récente, ça a carrément explosé, avec des films comme les deux premiers de Jordan Peele et ceux de ses nombreux imitateurs, ou encore des séries horrifiques comme l'horrible à d'autres sens du terme Lovecraft Country, parlant explicitement de la question raciale aux USA, une aussi grosse tripotée de films d'horreurs explicitement féministes, et de plus en plus désignant clairement comme l'ennemi homme blanc riche aux valeurs apparemment traditionnelles (mais en fait évidemment diaboliques, telles celles de la famille de The Bride).

Le tout sera peut être nommé par quelque analyste du cinéma de genre de dans 20 ans la Wokesploitation.

Dans cette vague un pas assez décisif a été sans doute franchi avec la série de films (suivie de série amazon) The Purge/American Nightmare, mêlant horreur et anticipation politique sans vraiment chercher à cacher quelle faction au sein de la politique américaine ils visaient à critiquer ou à soutenir.

Mais même eux comme on va le voir n'allaient pas aussi loin que American Carnage dans l'explicitement politicien, film dont jusqu'au titre est tiré du plus célèbre discours de Donald Trump (celui de son investiture de 2016, devant "la plus large foule jamais vue au Capitole" mais néanmoins 7 ou 8 fois inférieure en nombre à celle qui assista à la première de Barack Obama ;).

Enfin donc dès son générique le film s'ouvre sur du discours, enfin des extraits de discours, d'abord sur l'Amérique pays de pionniers où chacun a sa chance, puis de Trump et de ses sbires politiciens ou chroniqueurs de Fox News étalant leur haine des migrants, le tout mélangé d'images d'actualités genre enfants dans des cages (enfin il n'y a pas celle là exactement, qui est passée de mode depuis qu'on s'est rendu compte que du temps d'Obama on les y mettait aussi, mais c'est tout comme :). Et au cas où le spectateur douterait encore qu'on s’apprête à lui parler d'immigration et que les monstres vont être ceux qui s'y opposent, le titre lui même apparait sous forme d'une affiche de meeting politique, représentant dans une posture très Trumpienne un gouverneur républicain à chapeau de cowboy qui sera un des grands méchants du film (je pense que ce n'est pas la peine d'utiliser de balise spoiler pour ça à ce stade).

Dès la seconde scène du film le héros, un fils de migrants illégaux né en Amérique mais n'ayant pas obtenu la nationalité (voir les débats sur les 'dreamers'), sera victime du racisme de bullies à l'air d'électeurs trumpistes, et à la quatrième il se fera brutalement arrêter avec toute sa famille pour être envoyé dans un camp pour illégaux suite à une décision du fameux gouverneur.

C'est à ce stade que le film a finalement une idée un peu originale et intéressante, qu'on pourrait penser basée sur une volonté d'allégorie, on envoie les jeunes migrants s'occuper de personnes âgées dans une espèce d'ehpad de luxe, ce qu'un spectateur optimiste pourrait voir comme une espèce de parabole d'une Amérique vieillissante contraignant les moins américains à lui torcher le cul. Ou encore que l'horreur va consister à voir les migrants vampirisés pour entretenir les vieux (à la Traitement de Choc d'Allain Jeshua). Au risque de spoiler encore, c'est en fait de complètes fausses pistes.

Les vieux sont en fait les migrants eux-mêmes (enfin de précédentes cargaisons) que l'on soumet à des traitements hormonaux pour attendrir la viande avant d'en faire des burgers. Vous me direz c'est toujours allégorique quelque part, si d'une finesse un peu plus limitée. Et si ça rend complètement absurde de faire travailler les encore jeunes au contact des "vieux" qui les ont précédé ; qui s'ils sont devenus déments pour la plupart ont parfois des éclairs de lucidité où ils tentent de les mettre en garde. Et bizarrement sembleront, y compris les plus atteints, reprendre une conscience complète à la fin du film qui se terminera comme de juste par une révolte générale contre l'oppresseur, où tout en se comportant à moitié comme une horde de zombis romériens, les "vieillards" se garderont de s'en prendre aux héros et obéiront même parfois à leurs ordres.

En plus de quoi, sans aucune raison sachant qu'il le sait destiné à mourrir, le méchant directeur de l'hospice fera un speech au protagoniste principal digne d'un méchant de James Bond, lui détaillant tout son procédé ainsi que sa motivation (se battre pour son peuple, le peuple américain élu de Dieu), en plus qu'absolument tout nous soit également explicité dans d'autres dialogues (un qu'il a avec le gouverneur entre autres, et un entre une traitresse et le protagoniste), et qu'on nous le montre ensuite. On mesure l'ampleur de la révolution cinématographique qu'incarne ce film quand on se rappelle que dans le temps le mantra de la plupart des réalisateurs était "show don't tell".

S'ajoute au tout une fin particulièrement décevante, en forme de happy end assez paradoxal pour un film à prétention politique sur ce genre de sujet, où des extraits d'actualités nous montrent qu'après l'évasion des héros l'affaire fait scandale, que des méchants survivants sont arrêtés et que le gouverneur est en fuite (une manière de symboliser les ennuis judiciaires qui pourraient priver Trump d'une seconde présidence ? non faut que j'arrête d'imaginer des paraboles là où il n'y en a pas, les méchants sont méchants mais quand même au fond l'Amérique est bonne alors il convient de pas trop s'inquiéter, c'est juste explicitement montré). A l'arrivée, comme dirait un centriste, au moins pour un film politique il a le mérite de ne pas trop risquer de mobiliser.

Pour la note, après avoir hésité avec un 4 ou un 5 je mettrai tout de même un 6 à ce film, justement parce qu'il semble bien parvenir à jouer avec les attentes du spectateur, en terme de ce que pourrait être le mystère de l'hospice (mon imagination allant y voir toute une symbolique qui n'y était pas vraiment, jusqu'à me dire qu'il pourrait s'agir de symboliser l'intégration comme américain en constatant que la sœur du héros qu'une des premières scènes montre admise dans une grande université est la première victime - mais bon, voir spoiler, ça ne rendrait le tout que plus absurde). Et qu'en soi, jusqu'à ce que le mystère soit dévoilé complètement ce cadre parvient bien à être angoissant (malgré ou grâce au coté comédie-horreur bien plus raté du film qui ne parvient pas à le détourner vers le genre comique, aucun gag n'étant drôle et les aspects comédie se limitant à quelques scènes présentant les personnages, comptant un insupportable de black de ce millénaire jouant le black macho caricatural des années 90, un hypocondriaque parano plus pathétique qu'autre chose, et une lesbienne un peu rebelle que je me demande pourquoi je la mentionne vu qu'elle est pas là pour être drôle mais juste la présence LGBT et à cheveux colorés syndicale).

Mais au final c'est pas tant le film l'intéressant mais l'évolution qu'il représente, dont je me demande si elle va se généraliser (passera t'on de la wokesploitation à de la partisanpoliticsploitation (ou spécifiquement democratsploitation, vue la faible influence républicaine à Hollywood ?), et surtout ce qu'elle traduit au niveau du public, ou des producteurs peut-être.

Enfin les grandes questions que ce film fait se poser c'est à t'on atteint le stade où le public, même progressiste (donc en moyenne plus éduqué que la moyenne habituellement) est devenu si stupide ou incapable d'extrapolation, qu'il ait besoin qu'on lui mette à ce point les points sur les i pour qu'il reconnaisse les fascistes, ou dans une telle demande de confirmation de ses idées qu'il l'apprécie ? Ou juste celui où les producteurs/réalisateurs se disent qu'il l'est (et dans ce cas y aura t'il un retour de bâton) ? Et en dehors de l'horreur est ce que ce triomphe de l'explicite sans nuance risque de gagner aussi d'autres genres jadis (en partie) escapistes (je verrais bien celui des super-héros sachant que les comics qui sont en avance sur les films, ont pas mal sombré là dedans ces dernières années, faisant par exemple apparaitre un personnage explicitement inspiré de Jordan Peterson comme ennemi de Captain America ou participer Superboy à des marches pour le climat ou autres gay pride ; enfin bon dans l'état où est déjà ce genre ce ne serait pas bien grave quelque part que ses messages deviennent encore plus rentre-dedans ; pour la fantasy on pourrait considérer que ce sera peut être plus dur d'atteindre ce degré, mais les efforts d'Amazon dans Rings of Power, avec leurs Numénoréens "ils nous volent notre travail" font se dire que rien n'est impossible).

Puis si on se rappelle des évocations des fractures de la société américaine portées à l'origine par les survivals etc., est il bon qu'une grandissante partie du cinéma de genre se consacre à les creuser encore plus ? Y'a t'il vraiment besoin en miroir de la radio mille collines qui résonne déjà dans l'autre sens du coté de la mouvance Qanon ou des milices nationalistes, d'une cinématographique progressiste déshumanisant tout aussi explicitement ses ennemis ?

En conclusion à défaut de porter comme le cinéma gothique des réflexions très philosophiques ce film aura au moins le mérite de plonger son spectateur dans de profondes réflexions sur l'avenir du cinéma ou l'état mental de son public et/ou de la société américaine en particulier, et presque aussi inquiétantes qu'un bon film d'horreur.

(* je précise américain car dans le cinéma d'horreur italien il y a pas mal d'exceptions, qui tel Cannibal Holocaust ont un message bien plus explicitement politique et verbalisé dès les années 70)

Antonio-Palumbof
6

Créée

le 11 nov. 2023

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