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Je repense souvent à ce film. J’ai envie de le revoir. Je le trouve admirable. Il dit que la vérité est insaisissable ou peut-être même qu’elle n’existe pas, qu’il n’y a pas de vérité. À un moment donné Sandra (Sandra Hüller) dit en substance au procureur (Antoine Reinartz) : « Tout ce que vous dites est vrai et pourtant, ce n’est pas cela. »

« Anatomie d’une chute » dit bien comment des faits vrais, avérés, incontestables, énoncés les uns après les autres, ne sont pourtant pas la vérité. La vérité est ailleurs : dans un silence, un regard, un soupir, une très longue histoire impossible à résumer. Elle n’est pas nécessairement dans ce qui a eu lieu, d’où la difficulté d’un procès qui va s’attacher à établir des faits.

J’ai été très impressionnée par le travail sur le langage et trouvé absolument génial le fait que les personnages ne parlent pas la même langue, ce qui complexifie les relations et la restitution de ce qui s’est passé. En effet, aucun des deux protagonistes ne parle sa langue maternelle : Sandra est allemande et Samuel (Samuel Theis) français. Ils parlent en anglais, dans une sorte de terrain neutre propice à la paix mais à l’incompréhension aussi.

En effet, ce qui est dit dans une langue ne peut être traduit qu’au risque d’être déformé, mal interprété. « Je n’ai pas dit ça dans cette langue », donc c’est faux, sous-entendra Sandra. Les mots dits dans une langue deviennent mensonges, approximations lorsqu’ils sont traduits dans une autre langue.

Par ailleurs, le film montre à quel point les mots d’une personne prononcés par une autre personne sonnent faux parce que la diction, l’intonation, l’expression ne sont plus les mêmes : je pense à l’incroyable scène dans laquelle les gendarmes disent en criant de plus en plus fort les paroles prononcées par le couple. On touche à l’absurde, au tragique.

Quant aux silences, comment les dire, comment les restituer lors d’un procès ?

Justine Triet montre bien à quel point la complexité des individus et des relations humaines est impossible à exprimer. La scène inaugurale illustre parfaitement ce qui suivra : que se passe-t-il entre ces deux femmes ? Sur le moment, il est difficile de comprendre ce qui a lieu. Mais par la suite, lorsque cet échange sera réécouté lors du procès, plusieurs interprétations seront proposées. Personne ne sera d’accord. Sans compter que le volume sonore qui augmente dans une autre pièce est en réalité une troisième voix. La plus importante peut-être. Mais on ne le sait pas. Quelqu’un parle, on l’entend, on ne s’entend plus à force de l’entendre mais on ne sait pas ce qu’il dit. Une souffrance certainement. Elle va obliger les autres à se taire. L’entretien prend fin. Elles n’ont pas pu parler. Finalement, cette scène très courte sera impossible à analyser. Que dire alors de la vie d’un couple sur plusieurs années ?

Un procès est un choeur de voix. Et nous, spectateurs, sommes happés par ce qui est dit, par ce qui se joue devant nous. Parce que nous sommes devenus jurés, nous nous interrogeons : est-elle coupable ou pas ? Qui est-elle ? Est-elle double ? Le physique androgyne de Sandra, son air un peu mystérieux nous font douter. Et le petit garçon, Daniel (incroyable jeu de Milo Machado) ? Que se passe-t-il dans sa tête? Que voit ce regard trouble ? Que comprend-il, que cache-t-il ? Assis dans notre fauteuil, nous sommes actifs, nous observons, nous écoutons, nous analysons. Nous sentons que la vérité sera impossible et pourtant nous espérons la saisir. Quelle expérience terrible ! Je ne m’en remets pas !

Franchement, foncez voir ce film !

lireaulit
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le 29 août 2023

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lireaulit

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