Attention critique un peu longue ! (Mais ça vaut le coup de la lire, oui oui).

Mel Gibson est depuis la sortie de son dernier film, Apocalypto, la cible des plus virulentes critiques de la part d'experts en civilisations anciennes, d'anthropologues et d'historiens. Ce long métrage prend en effet place au temps des Mayas, sans en respecter l'histoire, sous la forme d'une aventure sanglante, chasse à l'homme spectaculaire, dans le cadre d'une civilisation dépeinte injustement comme cruelle et violente. Du moins c'est cela que disent les critiques. Tout est-il à jeter dans ce film ? Ne peut-on pas en sauver quelques meubles en montrant qu'il propose une perspective qui ne se révèle que sous le point de vue mimétique ? Essai.

---Storyline et critiques---

Apocalypto c'est donc l'histoire d'un village Maya mis à sac par d'autres Mayas venus de la ville. Très vite le film met en scène une violence crue, et le héros (Jaguar Pawn) devient un véhicule pour le spectateur, au sens précis où en le suivant, la caméra nous entraîne dans un voyage depuis la jungle jusqu'au cités Mayas où se déroulent des sacrifices humains en masse. Le film se concentre sur cet homme qui fera tout pour échapper à la mort, la culture Maya n'étant vue "qu'en passant" depuis ses yeux de condamné traîné dans les rues. Voilà pour le résumé de l'histoire.

Qu'en disent les critiques ? Une des objections qui revient souvent - outre la non-fidélité historique de certains éléments - est que Mel Gibson met en scène une violence d'une telle intensité qu'il porte vraiment atteinte à l'honneur de la culture Maya. Bien que les historiens ne prétendent pas que les Mayas étaient un peuple tout gentil tout rose qui ne connaissait pas ce phénomène que l'on appelle la violence, les voir mis en scène en train de sacrifier et d'organiser le sacrifice à grande échelle, voilà qui en est trop. Pourquoi ? Car les Mayas, nous rappelle-t-on, étaient cultivés, ils connaissaient l'astronomie, les mathématiques, et beaucoup d'autres sciences. Jamais, par conséquent, ils n'auraient pu être "réduits" à être des sacrificateurs en masse, des serial-sacrificateurs pourrait-on dire. On reproche dès lors logiquement à Mel Gibson de ne pas avoir rendu justice à la culture Maya, qu'on n'aperçoit qu'entre deux bains de sang, sans contextualisation plus large, sans nuance, sans réflexion, etc. Ce que les critiques voient dans ce film est finalement une enième horreur hollywoodienne teintée de colonialisme (regardez comme ces indigènes étaient méchants) moralisateur qui plus est (ne faisons pas comme eux). On trouve les critiques regroupées sur cette page, qui donne des références diverses sur le débat permettant de ce faire une idée.

---Un film mettant en scène la violence ou le sacrifice ?---

Ce qu'on lui reproche donc c'est son abondance de violence, de violence, de violence, à l'exclusion de tout le reste, c'est-à-dire la valorisation de la culture Maya dans ce qu'elle avait de noble. Les critiques voient du sang et disent : ce film représente la violence. Ils ont certainement raison sur ce point, à ceci près que la violence n'est pas uniforme, et que le sacrifice en est une incarnation précise, particulière, qui ne s'analyse pas que comme un simple fait divers de meurtre.

Je propose de saisir ce film sous l'angle mimétique pour nuancer sa lecture et valoriser des aspects que les critiques n'ont pas vu ou voulu voir. Ceci étant, il est évident que ces critiques ont "raison" sur de nombreux points (le film n'est pas fidèle historiquement, etc.), mais ce n'est pas l'objet de cet article que de dire si c'est un "bon" film ou non. Le but est plutôt de montrer que le message de ce film n'était pas de glorifier la violence mais d'en exposer le mécanisme. Le mécanisme sacrificiel, précisément.

---Les éléments clés---

Le film met donc en opposition deux fonctionnement d'une même société. D'une part le village dans la jungle et de l'autre la ville qui vient les capturer pour en faire des bouc émissaires à sacrifier. C'est dans cette opposition - incarnée dans la violence - qu'il faut regarder les détails qui montrent que Gibson n'entend pas faire simple étalage de sang, mais faire comprendre le mécanisme victimaire. Comment se décode cette réflexion sur le sacrifice ?

Par le degré de mimétisme d'appropriation atteint par l'une et l'autre communauté, et par la connaissance que chacun ont du mécanisme mimétique. Prenons la communauté du village. Leur apparence est recherchée : tous abordent bijoux, tatouages, scarifications esthétiques. Mais d'une façon assez simple, sans surenchère. Leur mode de vie est apparemment pacifié, chacun semble avoir sa place, sans exclus, mendiants, et la forme d'exclusion rendue visible est simplement du niveau de la boutade sur l'un des hommes du village qui n'arrive pas à faire d'enfants, dont on rigole, mais il rit avec tout le monde. Le soir, le village se réunit autour d'un ancien qui leur livre un grain de sagesse sous forme d'un conte. Je reviendrai à celui-ci par la suite.


Prenons maintenant la communauté de la ville, les chasseurs y compris. Nous découvrons de prime abord une société presque industrielle où l'esclavage est massif. En même temps, nous voyons que les champs sont morts, rongés par une peste quelconque. La société est en crise et génère beaucoup d'exclusion : l'esclavagisme semble aller de pair avec le niveau de difficulté rencontré par la société pour se nourrir et rester saine. Cela se voit sur les humains. Leur apparence est esthétiquement beaucoup plus raffinée, recherchée, complexe, surchargée. Il suffit de regarder les coiffes des femmes, la profusion de pierres précieuses, de tatouages se recouvrant les uns les autres, les plumes rares de couleur exhibées. Paradoxalement, la ville ressemble plus à une "jungle", c'est la loi de tous contre tous. Dès que quelqu'un laisse tomber quelques pièces tout le monde se bat pour les ramasser. La tension est palpable et on est loin de la situation pacifiée du village. Ici le degré de mimétisme entre les individus est très élevé : en témoignent les raffinements stylistiques en tous genres arborés par les plus riches.


La ville est en crise : les champs meurent. C'est une crise au sens girardien : une situation qui touche tout le monde sans distinction, une situation d'indifférenciation qui génère de la violence. Les hiérarchies sociales sont mises en danger par cette dégénérescence, les repères sont brouillés. La crise mimétique, accompagnée de sa surenchère mimétique et du besoin d'expulser cette violence, sont là. Les hommes capturés dans la forêt sont l'outil de cette pacification, ils sont les bouc émissaires. Sur leur passage, les mains se lèvent, on les salue. Ce détail n'est pas anodin. La société Maya en crise a conscience de son besoin envers eux pour rester unifiée, tant sa fragilité est grande. Les Mayas sacrifient sans cesse pour assouvir le besoin d'expulsion de la violence de la foule, en attendant un changement, un geste divin (qui se matérialisera dans le film par une éclipse solaire).


---Une réponse aux critiques et la mimesis.---

Ce qui est mis en scène n'est pas un comportement violent, bête et méchant des Mayas de la ville. Du haut de leur pyramide, en sacrifiant tour à tour les captifs, ils ne font que répondre au mécanisme mimétique par le mécanisme sacrificiel. De fait, l'état avancé de leur civilisation leur permet de mettre en scène ce sacrifice de façon à maintenir une communauté très nombreuse dans une paix relative. Du moins, ils la préservent jusque là de l'éclatement.

Les critiques du film ont argumenté qu'il était incohérent peu crédible de présenter les Mayas sous cet angle violent, tant ils étaient cultivés et leur civilisation avancée. C'est là le symptôme de la lecture qui a été faite de ce film : il n'y a aucune relation entre le degré de développement culturel et le recul de la violence et du sacrificiel. Il suffit d'ailleurs d'y comparer le monde actuel pour s'en rendre compte. L'occident a marché sur la lune mais livre et a livré des guerres génocidaires à plusieurs endroits du globe (ne citons que l'Irak). Nous avons toujours tendance à associer violence et sacrifice à bêtise et comportement "primitif" au sens péjoratif du terme. Mais cette relation est injustifiée. Que les Mayas aient conçu leur célèbre calendrier et connu la mécanique astrale n'est en rien un argument pour dire qu'ils n'auraient pas pu avoir de comportement sacrificiel. Tous comme le fait que les Etats-Unis soient assez avancés pour construire des fusées et des satellites ne signifie pas qu'ils ne puissent être capable de déclencher des guerres d'après des motifs sacrificiels. (Et ils ne sont qu'un exemple, d'autres peuvent être cités pour l'Europe, l'Asie, et en fait tous les continents et pays dits "développés").


Un élément peut convaincre de la volonté de Gibson à montrer le sacrificiel plutôt que le violent. Il s'agit de ce moment où l'ancien du village raconte son histoire autour du feu. Il leur raconte une histoire sur l'homme et son désir de possession (tiens tiens...). En voici la retranscription :
And a man sat alone
drenched deep in sadness
And all the animals drew near him and said :
"We do not like to see you sad...
Ask us for whatever you wish and you shall have it."
The man said : "I want to have good sight."
The vulture replied : "You shall have mine."
The man said : "I want to be strong."
The jaguar said : "You shall be strong like me."
Then the Man said : "I long to know the secrets of the earth."
The serpent replied : "I will show them to you."
And so it went with all the animals.
And when the Man had all the gifts that they could give...
he left.
Then the owl said to the other animals :
"Now the Man knows much and is able to do many things...
suddenly I am afraid."
The deer said : "The Man has all that he needs. Now his sadness will stop."
But the owl replied : "No."
"I saw a hole in the Man... Deep like a hunger he will never fill...."
"It is what makes him sad and what makes him want."
"He will go on taking and taking..."
"Until one day the World will say : "I am no more and I have nothing left to give.""

Ce qui donne en français :
Un homme était assis seul
profondément enfouis dans la tristesse.
Et tous les animaux vinrent près de lui et dirent :
"Nous n'aimons pas te voir triste
demande nous ce que tu veux et tu l'auras."
L'homme dit : "Je veux avoir une bonne vue."
Le vautour lui répondit : "Tu auras la mienne."
L'homme dit : "Je veux être fort."
Le jaguar dit : "Tu seras fort comme moi."
L'homme dit : "Je désire connaître les secrets de la terre."
Le serpent répondit : "Je te les montrerai."
Et il en fut ainsi de tous les animaux.
Et quand l'Homme eut tous les cadeaux qu'il purent donner,
il partit.
Le hiboux dit alors aux autres :
"Maintenant l'homme sait beaucoup de choses et est capable d'en faire autant..."
"Et j'ai soudain peur."
Le cerf dit : "L'homme a tout ce dont il a besoin. Sa tristesse va cesser."
Le hiboux répondit : "Non."
"J'ai vu un creux dans l'Homme... profond tel une faim qu'il ne pourra jamais assouvir..."
"C'est cela qui le rend triste et lui fait vouloir..."
"Il continuera à prendre et à prendre..."
"Jusqu'au jour où le monde dira : Je ne suis plus et n'ai plus rien à donner."

Cette histoire dite au village est une explication claire du mécanisme mimétique. Le "creux dans l'homme", c'est le désir mimétique. Cette fable n'a qu'un seul sujet : le désir illimité de l'homme, qui bien que satisfait de ses besoins, aura toujours envie, aura toujours le désir de s'approprier encore autre chose. Et s'il ne trouve pas de façon de limiter lui-même cette tendance, il lui en coutera son monde. C'est-à-dire qu'il épuisera tant les capacités de sa communauté à rester soudée, que de par son activité la terre qui le nourrit. Le parallèle avec les champs infestés près de la Ville est immédiat. "Le Monde" est à prendre tant sens propre qu'au figuré, comme la terre mais aussi le social, le culturel lui-même, qui ne peut résister à une charge mimétique trop élevée.

C'est donc bien explicitement cette opposition qu'Apocalypto met en scène : la société qui sait le mimétique, qui se raconte l'histoire du mimétique autour du feu, face à celle qui a échoué face à lui, et s'y retrouve entièrement plongée et prisonnière. La violence représentée dans toute la première moitié du film est organisée autour du sacrificiel, et uniquement autour du sacrificiel. Gibson met en relation le comportement mimétique de la Ville avec son comportement sacrificiel, en ne négligeant aucun détail du comportement de cette foule vis-à-vis des sacrifiés. Ce que ne relèvent jamais les critiques du film, d'ailleurs. Je ne peux que conseiller de visionner le film pour s'en rendre compte, afin d'éviter ici d'en retranscrire longuement tous les détails.

Que le film souffre certes de tares historiques qu'il appartient aux experts d'élucider, et en dehors de tout jugement de valeur le concernant, il met cependant en scène la violence d'une façon bien plus intelligente qu'on ne veut le dire. Gibson témoigne d'une connaissance du mécanisme mimétique et sacrificiel et offre au spectateur une illustration de la relation entre les deux. Limitée, évidemment, puisque son métrage reste un film tourné à la Hollywood, qui s'apparente plus au film d'action qu'au film de réflexion. Mais il n'empêche. Les détails du film le guident vers une cohérence qui n'a rien d'accidentel et qui, en effet, nous permet de faire une série de parallèles avec notre monde actuel (par exemple : de quoi la mode est-elle le symptôme, quelle est la raison d'être de notre modèle d'agriculture, etc.).
IIILazarusIII
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le 11 déc. 2010

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IIILazarusIII

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