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En 1969, à Houston, un jeune garçon se voit proposer une improbable mission par deux émissaires de la prestigieuse NASA, dont le siège se situe juste à côté. Et pas n’importe quelle mission : se rendre sur la Lune, et ça avant Neil Armstrong. La raison est tout aussi improbable : à cause d’une bête erreur de calcul, le module se trouve trop petit pour contenir un astronaute adulte. Mais ne nous y trompons pas : ce postulat SF un peu barré n’est qu’un prétexte pour le réalisateur, qui s’emploie pendant la quasi-intégralité du film à nous dépeindre par touches, par impressions, les souvenirs furtifs et désordonnés de son enfance, et toute une gamme de minuscules sensations rattachées dans son esprit à une période si imposante dans notre imaginaire collectif occidental : les années 1960.

L’ordinaire et l’extraordinaire

Et c’est bien là que réside l’une des clés du film : si, dans Apollo 10 ½, le réalisateur choisit d’évoquer l’incroyable par excellence que constitue l’événement planétaire que fut la retransmission du premier pas sur la Lune, et s’il en remet une couche en y intégrant le concours direct d’un jeune garçon sélectionné pour voyager dans l’espace, dans une sorte de fantasme paroxystique de l’adolescent-type des années 60, nourri aux bande dessinées et aux films de science-fiction, cet « extraordinaire dans l’extraordinaire » n’occupe finalement que très peu l’auteur – et donc le film ; il n’est qu’un moyen pour faire relief avec ce qui l’intéresse réellement. D’ailleurs, malgré le caractère proprement incroyable des événements énoncés, ils sont toujours désamorcés ; en fait, ils ne sont même pas amorcés du tout.

Stan, que ce soit celui qu’on voit enfant à l’écran, ou celui, adulte, qui se fait narrateur tout au long du film, ne semble pas particulièrement excité devant l’incroyable proposition qui lui est faite par l’agence spatiale ; quand il attend le décollage, installé dans son module, il semble presque s’ennuyer, et feuillette un exemplaire de « Mad » en écoutant distraitement les consignes qui lui sont transmises par radio. L’alunissage, le vrai, à l’intérêt scientifique limité mais scruté par 600 millions de paires d’yeux à travers le monde, est quant à lui d’abord un événement télévisuel, de spectacle, et c’est bien en tant que tel qu’il est traité dans le métrage, et considéré par les personnages. C’est un programme parmi d’autres - et qui ferait même pâle figure face à la concurrence : la télévision et le cinéma proposent déjà des épopées spatiales bien plus palpitantes, plus captivantes, plus spectaculaires, de la Quatrième Dimension au 2001 l’Odyssée de l’Espace qui fascine tellement le jeune Stan. D’ailleurs, le jour fatidique du premier pas sur la Lune, la petite famille n’hésite pas une seule seconde lorsqu'on lui met sous le nez des tickets d'entrée pour le parc d’attraction de la NASA, quitte à rater l’alunissage, ou, fatiguée par une longue journée passée à écumer les grands huit, à s’endormir juste avant le moment tant attendu par les adultes.

Ce n’est donc pas un film sur la conquête spatiale, mais un film sur l’enfance, et même un film sur les sensations de l’enfance, celles qui composent un monde à part, celui de l’immédiat, de l’instantané, où seule la mélancolie que génèrent les dessins animés du dimanche soir, annonçant l'imminence de la fin du week-end et du retour à l’école, et en cela, la fin d’un monde, préfigure peut être celle de l’âge adulte qui approche. Car, au rebours des grands événements relégués au second plan, on ressent l’empreinte d’une grande exaltation dans la manière dont les instants les plus banals de la vie quotidienne nous sont narrés ; et c’est d’ailleurs bien eux qui occupent l’essentiel du film. L’extraordinaire est ordinaire, l’ordinaire est extraordinaire, et c’est ainsi presque logiquement que les deux tiers du métrage sont consacrés à la peinture minutieuse des petits riens du quotidien, à l’énumération et à l’exposition des moments simples de la vie de tous les jours, à la description des habitudes familiales, des jeux, des engueulades, des tâches ménagères, des programmes TV, des punitions, à l’évocation de détails et d’anecdotes singulières dans lesquelles nous ne pouvons pas ne pas goûter une indescriptible familiarité, laquelle réside moins dans les anecdotes en elles-mêmes que dans la façon dont elles nous sont racontées : éparpillées, fugaces, brèves, ce que le montage, rapide, appuie tout particulièrement bien.

Le souvenir, plutôt qu’une suite rectiligne d’instants qui se déroulerait à travers le temps, à la manière d’une pellicule de cinéma, et à laquelle notre esprit se référerait, est davantage un amas de tâches, d’impressions épars, mélangées, désordonnées, floues, qu’on saisit dans un effort volontaire de notre mémoire, ou à la volée, à la faveur d’une réminiscence, d’une résurgence fantomatique dont nous ne sommes plus que les spectateurs. L’esthétique brumeuse de la mémoire collective que constituent les films et les émissions TV qui émaillent le récit, ou encore l’alunissage lui-même, lui fait prendre, grâce à l’animation rotoscopique, une allure étrange qui reproduit avec justesse la physionomie irréelle et duveteuse de nos souvenirs.

Le vrai et le faux

La dimension autofictionnelle du métrage est du reste un autre chaînon de sa conception proustienne du souvenir et de la mémoire : difficile de saisir ce qui relève de l’autobiographie, et ce qui relève de l’invention pure. Le film superpose continuellement le vrai et le faux – à commencer par cette invraisemblable histoire de mission « Apollo 10 ½ », dont on comprend rapidement qu’elle n’est qu’une rêverie du personnage, mais qui est toujours traitée au premier degré, au milieu de scènes de la vie ordinaire -, comme pour brouiller en conscience le pacte autobiographique, et pour nous rappeler sans cesse que ce qu’on voit n’est pas la représentation fidèle du réel, mais celle d’une reconstruction a posteriori, celle d’un adulte qui contemple avec nostalgie une adolescence heureuse et sans doute un peu idéalisée.

La forme du métrage épouse d’ailleurs parfaitement cette idée : quoi d’autre, sinon la rotoscopie, cette technique d’animation atypique qui passe par le dessin image par image sur des prises de vue réelle, pour matérialiser ce mélange du vrai et du faux, pour inspirer cette étrange sensation, paradoxale, où l’hyper-réalisme – la moindre expression faciale est rendue à la perfection – se mêle au cartoon. Cette confusion entre le réel et le fictif se matérialise d'ailleurs dans un objet emblématique de l’époque et omniprésent dans le film : la télévision, qui diffuse indifféremment des images du Vietnam, des films de SF plus ou moins inspirés, ou des images des missions Apollo. En toute logique, ce brouillage s'immisce jusque dans la manière dont les enfants perçoivent le monde spectaculaire qui les entoure : Stan, comme ses frères et sœurs, relèguent au second plan cette question de l’authentique, de la même façon que, dans le film, le réel et fictif sont traités indifféremment - ce n'est pas qu'ils ne parviennent pas à différencier l'un et l'autre, mais plutôt que cette distinction les indiffère.

L’authentique devient même souvent inférieur à l’artificiel : les enfants préfèrent le parc d’attraction spatial à l’alunissage, même s’ils savent que le monstre du train fantôme n'est, sous son déguisement, qu'un étudiant blasé qui n'hésite pas à s’octroyer, de temps à autres, des pauses clopes devant les clients qu’il devait effrayer. Ce qui compte, c’est le spectacle, et on préfère une fiction spectaculaire à un réel qui le serait un peu moins. Une conception positive de l’artificiel, donc, qui résonne avec l’époque : plusieurs fois, le narrateur nous rappelle à quel point le chimique, le faux, le factice, étaient alors valorisés : ce qui est faux, c’est mieux, car le faux, c’est le progrès. De la même façon, les possessions matérielles que la classe moyenne semble accumuler à l'infini sont des gages de modernité, de bon goût, en témoignent les collections d’objets divers et variés qu’on nous présente dans des catalogues à la Prévert à l'esthétique pop-art qui n’en finissent plus : se matérialisent en eux la société de consommation et la culture jeune qui triomphent pendant les Trente glorieuses. On est à l’exact opposé de notre 21e siècle, de son retour à la nature, de son minimalisme, de son authentique, lesquels sont valorisés, célébrés, labélisés. L’enthousiasme envers le progrès, la croyance fondatrice et progressiste dans les promesses illimitées de la science a cédé la place à l’anxiété. Et on ne peut s’empêcher de penser que, si les « boomers » se berçaient d’illusions mortifères, leur vision erronée du monde et de l’avenir avait au moins le mérite d’être enthousiasmante, enivrante. Au début du troisième millénaire, le futur est, au mieux ringard, au pire menaçant, angoissant, désespérant. En 1969, seul un personnage semble en avance sur son temps : la grand-mère du héros, qui manifeste son angoisse dans des radotages conspirationnistes sans fin qui font d’elle une sorte d’avant-gardiste, paradoxalement plus proche de nous que ne le sont ses petits-enfants.

Mais Linklater a beau dire : s’il est un enfant des années 1960, il est aussi un adulte de 2022, et c’est en conséquence bien l’authenticité qui l’intéresse. Et justement : c’est la grande acuité avec laquelle l’auteur dépeint l’anecdote qui donne toute leur authenticité aux tranches de vie qui composent le film, à cette collection de petits moments, et qui nous fait « sentir » vraiment les souvenirs qu’il nous offre. La forme va dans le même sens car, si le réel est inimitable, seul le rendu parfait de l’animation que permet la rotoscopie pouvait, mieux que ne l'aurait fait un film en prises de vue réelle, provoquer chez nous cette curieuse fascination qui nous fait nous émerveiller des petits riens de la vie de Stan - comme nous nous émerveillons paradoxalement d'une animation pourtant simple décalque du réel. En même temps, le caractère flou des images, et en particulier celui des images d’archives, nous rappelle que l’auteur a conscience d'une caractéristique fondamentale de la mémoire : elle travaille et retravaille nos souvenirs qui deviennent brumeux, elle modifie, invente et réinvente. L’authenticité réside finalement moins dans l’image qui se rattache au souvenir que dans la sensation du souvenir. A la fin du film, la mère de Stan, répondant à son conjoint qui se demandait si son fils avait eu le temps de voir l’alunissage avant de tomber de sommeil sur le canapé, lui souffle une réplique-clé qui donne son nom à cette critique : même s’il s’est endormi, Stan pensera avoir assisté à l’événement, car « c’est comme cela que la mémoire fonctionne ». L’événement télévisuel du 21 juillet 1969 a intégré l’imaginaire collectif mondial ; il fait donc aussi partie de nos imaginaires individuels, comme si nous y avions tous assisté.

Le réel imite la fiction

Au cœur du film se situe en effet la question de l’imaginaire, ou plutôt la façon dont le réel et l’irréel s’entremêlent pour irriguer les têtes, les imaginations, en témoigne l’idée de base qui semblait a priori justifier le film, celle du fantasme spatial d’un enfant dont l’esprit baigne dans une époque où tout semble ramener au même sujet. En 1969, la science (-fiction) est partout : à la télévision, au cinéma, dans les livres et dans les bandes dessinées, mais aussi dans les innombrables gadgets et objets technologiques qui s’agglutinent dans les pavillons et dans les quotidiens des années 1960 ; plus généralement, la question spatiale est omniprésente. Quoi de plus normal, alors, à ce que l’enthousiasme scientifique un peu béat que nous avons décrit plus haut irrigue à ce point les esprits ? L’humanité est dans une marche en avant inéluctable et accélérée, la science-fiction devient un horizon normal, attendu, banal, chaque jour semble mettre au jour une nouvelle prouesse, à tel point que les premiers pas sur la Lune semblent presque déjà dépassés, rasoirs, à Stan et à la fratrie : en 1969, on ne regarde pas vers la Lune, mais déjà vers Mars, vers l’exo-tourisme, et les ados croient dur comme fer à l’idée selon laquelle leur voyage de noce se passera dans un vaisseau spatial. 1969, c’est le futur. Ce qui signifie qu’en 2022, le futur est derrière nous.

Dans le cas précis de la famille croquée dans le métrage, ce travail du réel sur l’imaginaire est tout particulièrement prononcé, en raison de leur simple situation géographique : ils vivent à proximité du centre spatial de la NASA, au Texas, et sont ainsi à l’épicentre de la conquête de l’espace. Dans toutes les familles du coin, quelqu’un travaille directement ou indirectement au succès de la mission Apollo 11 ; des références à l’espace s’observent partout, à chaque rue, dans chaque lieu ; tout le monde en parle, tout le monde y pense. A tel point qu’on finirait par croire, dans un effet de distorsion particulièrement bien rendu, que le monde entier tourne autour de la NASA et de ses astronautes. Les lieux conditionnant nos sens, nos perception et nos pensées, la famille de Stan devient l’expression hyperbolique de l’imaginaire collectif occidental – de l’époque.

Si comme on vient de le voir, c’est sans doute l’environnement, qu’il soit physique ou culturel, qui façonne les imaginaires, et ici les imaginaires de la fin des Sixties, on peut émettre l'hypothèse réciproque : les imaginaires ne façonneraient-ils pas le réel ? De la même façon que n’importe quelle action entreprise dans la réalité est précédée par sa représentation mentale, comme la fabrication d’un objet trouve d'abord son origine dans la tête de l’artisan qui le concevra, c’est bien à partir de leurs imaginaires, baignés dans la culture pop des années 1960, celle des séries TV, des films, des bandes dessinées, des gadgets et des premiers jeux-vidéo, que les chercheurs de la NASA ont conçu et matérialisé, dans le réel, leurs projets les plus incroyables, et en particulier celui consistant à faire marcher un homme sur la Lune. Une scène nous expose cette idée de façon lumineuse : quelques années avant Apollo 11, un film de science-fiction quasi-prophétique avait décrit avec une justesse déconcertante les événements qui allaient se dérouler dans la décennie à venir, et jalonner ce premier âge de la conquête spatiale, des échecs initiaux aux premiers pas sur la Lune. Il y a quelques jours, j’entendais ou je lisais, je ne sais plus où, un énoncé contre-intuitif qui éclaire cette idée, énoncé qui résonne tout particulièrement après le visionnage d’Apollo 10 ½ : « Le réel imite la fiction ».

ArielDonbass
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le 23 déc. 2022

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