D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours su y faire avec les machines.
Quand j’étais môme, je démontais les réveils à ressorts, les postes à galène...
Si un tracteur faisait des siennes, on savait à des lieues à la ronde qu’il fallait faire venir le petit Walter si on voulait un miracle. Les rouages, engrenages, vis et écrous, je voyais ça comme un grand tout, comme un univers.
Papa disait que j’avais un don, c’est sûr, mais il ajoutait toujours que réparer les breloques c’était un boulot de loquedu de gitan. Alors, j’aiguisais les longs couteaux et j’allais lui donner la main pour égorger les cochons.

Le dimanche, quand on allait en ville pour l’office, j’attendais sur un banc pendant que papa et maman étaient au grand magasin. Je sirotais à la paille un Docteur Pepper, en prenant soin du pli sur le devant de mon beau pantalon pour la messe.
Les gens virevoltaient tout autour, comme en représentation, j’étais au centre du monde. Endimanchés, quelques mots échangés, un regard, on se frôle, s’évite, on se salue, ou pas, et un univers s’imbriquait dans ma tête.
Lors du sermon du curé, mes yeux fixaient un point devant moi, et j’entrais dans mon rêve, j’embrasais l’horizon de cet univers que j’avais créé de toute pièces. Comme avec des engrenages, vis et écrous mais c’était moins salissant.
Maman disait que les gens c’était des machines et je suis bien d’accord avec elle.

Papa me voyait mécanicien car avec toutes ces voitures qu’ils balançaient sur les routes, c’était le futur et j’avais des mains en or. Depuis qu’elle avait lu un article dans un de ces magazines féminins pour faire attendre chez sa coiffeuse, maman me voyait psychiatre. C’était l’avenir et elle ne voulait pas de cambouis sur mes mains en or.

C’est tout naturel que j’ai choisi le mi-chemin : assureur.

Lorsque je suis arrivé à Los Angeles, la ville bouillonnait.
J’ai vendu des aspirateurs au porte à porte, découvrant que mes mots savaient toucher comme mes doigts savaient réparer. J’ai aussi beaucoup appris sur mon charme campagnard, que je ne soupçonnais pas à l’époque. Le contact avec ces femmes seules dans leurs appartements trop petits pour contenir tous leurs désirs m’a fait grandir plus vite en quelques jours qu’en une poignée d’années.
J’imagine que c’était une sorte de prime, charnelle.

J’ai bourlingué en faisant gaffe de rester sur le droit chemin, quand t’es malin la tentation est grande. Tu vois le biais, ce qui manque à ce qu’il y a de posé devant toi. Et boucher les trous c’est tellement facile…alors ne pas basculer du mauvais côté, c’est être plus malin que le roi des malins.

Bonimenteur à la Pacific All-Risk et voilà que je trouve enfin ma voie, et par là même, ce qui me manquait vraiment. Comme quand j’étais gamin, assis sur mon banc avec mon joli pantalon trop court, je contemple l’être humain en faisant attention de ne pas me tacher et je suis dans mon élément. Les droits, pour qui un pas de côté serait comme cracher sur la bannière étoilée. Ceux qui n’en veulent pas même si c’était gratuit, qui ne veulent même pas en entendre parler et qui repartent avec le contrat pour leur auto, pour leur maison et leur assurance vie. Puis, il y a ceux qui tentent de faire les malins. En un clin d’œil, je les déshabille, je sais où ils veulent en venir et le plus souvent, je désamorce.
Ce n’est pas à un vieux singe qu’on apprend à faire la limace.
Je suis le meilleur dans mon domaine et tout le monde le sait.

Moi qui voyais le temps couler et rien en dévier le cours, j’ai rencontré Phyllis et j’ai pris la place laissée vacante. La porte que j’ouvre et qui m’importe vraiment, c’est celle des yeux.
Et dans ses yeux, comme en creux, je n’ai pas su voir le venin. J’ai senti la morsure, le tison, entre elle et moi c’était d’emblée, tendu comme passion. Elle avait des relents de reviens-y, le chèvrefeuille me montait à la tête. Je n’avais jamais ressenti un truc comme ça. La nouveauté piquait ma curiosité, donnait à mes envies la couleur de ses yeux.
Le sortilège, unique, sublime, une chainette dans son écrin, qu’importe qu’elle me fasse danser au bal des damnés, j’éblouirai l’assemblée avec mes petites passes de poulets, au rythme des couplets de la valse de feu son mari.
As-tu fredonné ne serait-ce qu’une fois ce petit air entêtant ?
Mon pays devenu l’horizon de ses nuits, une ébauche de paradis.

Alors, j’ai dévié.
J’ai fait réalité de mes échafaudages. A moi les matins de peu, les nuits blanches à cogiter à notre bas-de-laine. Les rouages, de vices et de fou.
Et à me demander si c’est bien moi qui mène la danse, ou si c’est elle qui a su lire dans mes yeux et me mener par le bout du nez.

Ce sortilège, m’en sortirai-je ?
DjeeVanCleef
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le 28 déc. 2014

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DjeeVanCleef

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