Liminaires



  1. Eviter tout rapprochement tentant (encore plus toute référence) avec certain long dimanche de fiançailles – malgré les thèmes, la guerre des tranchées (mais c’est tellement réussi chez Dupontel que l’on ne se rend pas compte que la séquence tranchée dépasse à peine les cinq minutes), le mort pas mort, l’échange d’identité ; malgré l’esthétique aussi, le sépia d’époque : en fait ce n’est pas le sépia qui l’emporte chez Dupontel, même si le caractère très granuleux de la photographie (assez remarquable pour une image numérique) nous transporte vraiment dans l’époque – c’est surtout les magnifiques clairs obscurs, essentiels d’ailleurs pour le sens du film, souvent réalisés à partir d’une source lumineuse présente dans le champ, bougies, lampe à pétrole, lampe tempête …


  2. Et surtout ne pas confondre sensibilité (évidente …) et sensiblerie ; ce n’est pas le genre du réalisateur.


    Au revoir, là-haut – donc.




MASQUES



C’est d’abord, évidemment, la collection des masques conçus par le mort-vivant, le mutilé, destinés à dissimuler sa demi gueule cassée (à la cacher d’abord au spectateur, on n’ira pas sur ce terrain-là, lui y est déjà allé), ces masques, adaptés à son humeur du moment, où l’on croira reconnaître incidemment d’autres masques déjà croisés, masques magnifiques grâce auxquels il peut déployer tout son génie et son désespoir d’artiste. Mais les masques sont partout dans un monde qui ne fonctionne plus que sur la manipulation et le mensonge ; Ce sont les effigies des « grands hommes », les grands chefs de la grande guerre, Foch, Joffre, Poincaré … qui sont soumises à un jeu de massacre assez terrifiant dans la séquence la plus surréaliste du film, et sous les ordres du grand mutilé masqué savourant sa vengeance.


Tout est mensonge – les morts eux-mêmes ne peuvent plus retrouver ni leur tombe ni leur cercueil ; l’arnaque aux monuments aux morts, élaborée par les « gentils » répond en écho à l’arnaque aux cercueils conçue par les méchants, dans un récit qui progresse d’ailleurs souvent par échos, ainsi de celui de l’ensevelissement initial sous un déluge de terre, au fond d’un trou d’obus à celui de l’ensevelissement dans une fosse de cimetière, dans les deux cas sous la menace d’un pistolet, mais avec inversion des rôles. Le bien et le mal finissent alors par s’entremêler. Et on se ment même entre amis, entre mari et femme, quand le monstre, au sommet de toutes les manipulations finit par découvrir qu’il a aussi été la dupe de sa propre femme ; quand Maillard / Dupontel se rend chez les parents de son ami (sans lui en parler) et passe une soirée avec eux, sans rien leur dire d’autre qu’une série de « très joli », le dernier, d'ailleurs très drôle, prononcé de la façon la plus désabusée par Niels Arestrup.


Masques permanents, toujours, dès les premières images du film, avec ce visage caché dans le noir d’où l’on ne voit que l’incandescence de la cigarette.



COMMUNICATION



Toul le monde ment – à l’exception, peut-être, du salaud, qui verse en toute occasion dans le cynisme.


Les gens se dissimulent, se manipulent, se mentent. Les mots mentent.


Et la communication ne peut vraiment être rétablie que lorsqu’elle échappe aux mots. Ce seront les borborygmes que seule la fillette peut comprendre, sans risque d’erreur, et traduire, dans la fraternité et le partage des exclus. Ce seront les œuvres de l’artiste si doué, le seul instant où il laisse encore échapper un essentiel de son identité, comme une signature. Et si les dessins des monuments aux morts peuvent évoquer, irrésistiblement, les affiches de propagande conçues par Abel Faivre, les dessins en revanche disent tout de l’homme, au plus profond. Mais ce seront surtout les regards, les yeux qui ne pourront mentir, dans une scène essentielle et envahie par l’émotion, une scène qui selon les mots de Dupontel finit par ne plus appartenir qu’aux acteurs. A cet instant, l’ultime plongeon de l’homme-oiseau, l’envol d’Icare doit sans doute être perçu de la façon la plus positive, comme la réconciliation avec soi-même.


C’est aussi l’aveu de la vérité, à son amie, ou au dernier policier en terre africaine qui permettra à Maillard de se trouver lui-même.


De fait Dupontel ne se donne pas, loin de là, le beau rôle (le personnage devait d’ailleurs, au départ, être confié à Bouli Lanners, finalement pas disponible pour le film). Maillard n’a pas vraiment d’identité : il est régulièrement dominé, écrasé par les autres ; par son ami qui lui a sauvé la vie, auprès de qui il fait preuve d’une disponibilité permanente, jusqu’à entrer dans son projet d’arnaque totalement délirant mais encore par le monstre (Laurent Lafitte) contre lequel il n’ose jamais vraiment se rebeller, par sa femme qui le plaque dès le début du récit, par le grand homme d’affaires, évidemment, mais il parvient pourtant à le toucher, comme si celui-ci, inconsciemment, pressentait quelque chose. Il dépend exclusivement des autres, n’a pas vraiment de personnalité propre, ne peut exercer sa force que contre les plus faibles (les mutilés à qui il dérobe leurs doses de morphine). Maillard-Dupontel, c’est Monsieur Personne - mais à la fin de l’histoire, quand tout aura été dit, il aura réussi à se trouver.



POLITIQUE ?



Si elle ne saute pas aux yeux immédiatement, cette double histoire d’arnaque, aux frontières du cartoon, ne cesse jamais d’aborder des questions sociales et politiques importantes – et pas seulement liées aux problèmes de l’époque, de cette époque qu’on disait Belle, à l’absurdité de la guerre (déjà faite certes, mais le travelling initial dans la tranchée, certes référencé, est remarquable, tout comme la mise en scène du pandémonium final avec la traversée sous la mitraille du no man’s land), à la misère des anciens combattants, identiques des deux côtés du Rhin (et les mutilés évoquent aussi, avec force, les toiles fameuses d’Otto Dix), condamnés à revendre au marché noir leurs doses de morphine pour pouvoir survivre.


En réalité le film présente aussi un miroir de notre monde contemporain, écart de plus en plus grand entre les classes sociales, collusion entre monde des affaires et pouvoir politique (très soumis), intégrisme religieux (avec la promotion de la souffrance au nom du Christ), passivité et sinistrose des fonctionnaires (étonnante composition de Michel Vuillermoz), travail clandestin (avec une anticipation aussi drôle qu’évidente du travail dans les ateliers de couture « asiatiques »).



FORCE



En dépit de défauts évidents (mais encore une fois on ne retiendra pas les objections de « déjà vu » ni de sensiblerie), liés aux trous dans la narration, une fin escamotée (et assez facile), des personnages un peu sacrifiés (les femmes surtout), ou stéréotypés- mais là encore, l’option cartoonesque est aussi retenue par Dupontel, manifeste dans les scènes avec les travailleurs chinois ou avec le grand méchant, délibérément outrancier dans sa voiture de compétition (et le sourire carnassier de Laurent Lafitte fonctionne bien) ...


... La force du film tient sans doute dans toute sa maîtrise technique, l’énorme travail accompli sur les décors, plus encore sur les costumes (du réalisme des lieux au fantastique apporté par les masques), de la beauté des images, le grain, le sépia percé de taches très colorées (ainsi des costumes improbables de Maillard, jaune canari ou bleu strident ou des masques rutilants), des plongées vertigineuses sur des plans de très grands ensembles, foules et décors impressionnants, des très beaux clairs obscurs surtout, ou encore des changements de rythme saisissants, de la tornade initiale avec ses travellings presque incontrôlés aux tonalités plus « apaisées » de l’après-guerre.
Mais l’essentiel n’est pas là.


Il est plutôt, sans doute, dans la fusion quasi parfaite des genres – du réalisme au fantastique (et presque au surréalisme), de la critique sociale au burlesque (par petites touches, à la façon, on l’a dit, d’un cartoon) et – à l’émotion pure. Alors cela tient presque du miracle.

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le 29 oct. 2017

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