J'ai revu "Autant en emporte le vent" le week-end dernier, près de vingt ans après la première vision. Les deux expériences sont différentes : la première fois je l'ai vu dans une séance de ciné-club, sur grand écran, avec un public, la deuxième fois en visionnant un DVD, dans l'intimité de mon appartement.
J'aurais pu décider que la première expérience était la bonne, et laissé ma note enthousiaste initiale. Je l'ai toutefois baissée de 9/10 à 6/10, car j'ai des réserves, des interrogations et quelques doutes sur le fond et la forme.
Quand j'ai découvert le film en 2002, je commençais juste à explorer le cinéma classique américain (hormis quelques films très connus que j'avais déjà vus, comme certains Hitchcock par exemple), et je voyais le film comme un archétype de l'âge d'or du cinéma parlant hollywoodien, où le lyrisme du mélodrame n'exclut pas une certaine distance satirique.
Lorsque je le revois aujourd'hui, après une expérience cinéphile plus riche, je trouve que le film a les qualités et les défauts d'une grosse production. Victor Fleming est crédité comme réalisateur. Il a en effet terminé le film, mais certaines scènes ont auparavant été tournées par George Cukor, un cinéaste que j'aime davantage, mais cela ne se voit pas à l'écran : le film est assez impersonnel.
Il est d'ailleurs assez difficile de dessiner un contour idéologique précis au film.
Un carton introductif indique que l'univers décrit par le film a été balayé par le "vent", et néanmoins la distance ironique qu'il prend avec son héroïne (on y reviendra) permet au spectateur qui le souhaite de refuser tout passéisme. Je ne sais pas comment le film, et le best-seller de Margaret Mitchell qui l'a précédé, ont été perçus par le public à l'époque, mais il me semble qu'on peut l'apprécier en se gardant bien de toute nostalgie.
Les protagonistes sont sudistes, et la guerre de Sécession est vue de ce côté. Est-ce que le film est pour autant sudiste ? Ce n'est pas si simple. On peut montrer un conflit en ne suivant des personnages que d'un seul côté, tout en étant extrêmement critique (par exemple, "Voyage au bout de l'enfer" montre des américains d'origine russe qui, pour réussir leur intégration, ont initialement envie de participer à la guerre du Vietnam, mais leur idéologie est balayée par la réalité et le sens de l'Histoire ; bien qu'il n'y ait pas de protagonistes vietnamiens en contre-point, la lecture antimilitariste et antipatriotique du film peut s'appuyer sur les choix symbolistes - par ailleurs à l'opposé de tout réalisme - qui ponctuent toute l'oeuvre, les larmes finales versées sur l'omelette laissant voir toute la cruauté du cynisme cliché selon lequel "on ne fait pas d'omelette sans casser des oeufs").
Le film est-il alors satirique ? Vis-à-vis de son héroïne principale sans doute, montrée régulièrement comme une femme-enfant capricieuse qui n'agit que pour ses intérêts patrimoniaux. Mais, pour le reste, rien n'indique qu'il soit anti-raciste ou anti-esclavagiste. Scarlett, qui est un personnage considéré avec ironie, traite parfois mal sa domesticité (on entend à un moment une menace de revente). Sa cousine Mélanie, qui fut c'est vrai sauvée par Scarlett, est montrée tout le long du film comme un personnage toujours empli de bonté, mais elle n'est jamais en interaction avec les esclaves. Du coup, elle non plus ne remet pas en cause le système. Les personnages noirs du film ne le remettent pas en cause non plus : ils sont montrés comme acceptant leur sort, tissant des liens de fidélité avec leurs maîtres, jusqu'à les défendre pendant le conflit... Du point de vue de l'antiracisme moral, qui ne recherche que les intentionnalités racistes, la mise en scène trop impersonnelle ne permet pas vraiment de conclure. Mais du point de vue de l'antiracisme politique, qui vise aussi les acceptations tacites des rapports sociaux de domination, le fait que le système esclavagiste n'est remis en cause explicitement ni par un quelconque protagoniste ni par le point de vue de la caméra est déjà en soi hautement problématique.
Tous ces éléments peuvent justifier un accompagnement éditorial du film : il est d'ailleurs toujours intéressant de resituer les films dans leur contexte, quel que soit le film. Hattie McDaniel reçut l'Oscar de la meilleure actrice dans un second rôle. C'est la première fois qu'une Noire recevait une telle récompense, mais c'est paradoxal, étant donné les clichés, même "positifs", du personnage.
L'autre interrogation concerne le sexisme éventuel du film. Certes, le roman a été écrit par une femme, Margaret Mitchell. Mais les deux personnages féminins principaux ouvrent peu l'éventail. Est-ce qu'un personnage masculin aurait été traité avec autant d'ironie que Scarlett, dépeinte comme femme-enfant, cupide et égoïste ? L'ensemble des personnages de son milieu aurait pu faire l'objet d'un traitement satirique global. Or c'est loin d'être le cas, et le personnage de Rhett, montré parfois comme son double en terme de cynisme et d'amoralité, et incarné par Clark Gable, est appréhendé au contraire comme un monument irrésistible de sex-appeal. L'autre personnage féminin, la cousine Mélanie, est, elle, montrée comme une sainte infaillible. On a donc le choix caricatural entre une amorale/immorale et une sainte. Il semble que les personnages masculins sont traités de façon (un peu) moins manichéens...
Malgré ces réserves, il n'était cependant pas question pour moi d'abaisser ma note en dessous de la moyenne. Car les 3h40 du film se suivent avec un intérêt toujours renouvelé. Même des personnages discutables ont le droit de traverser des épreuves qui ont leur part d'universalité (le temps qui passe, les deuils, les amours impossibles). Si la réalisation est impersonnelle, parfois à la limite du cliché (ombres chinoises et contre-plongées pour accentuer le lyrisme), le savoir-faire est indéniable. En témoigne la musique de Max Steiner, inoubliable, et qu'en vingt ans je n'avais jamais oubliée...

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le 25 avr. 2021

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