Avec le sang des autres
7.8
Avec le sang des autres

Documentaire de Bruno Muel (1974)

Avec le sang des autres, court-métrage de Bruno Muel et du groupe Medvedkine datant de 1974, montre et fait entendre les conditions de vie et de travail des ouvriers de l'usine Peugeot à Sochaux. 
Le générique d'ouverture donne le ton de ce film, déjà par le choix typographique : tout est écrit en minuscule (à l'exception de "LES FILMS 2001" pour la société de production). Ce choix place immédiatement les images qui suivront dans une mouvance politique de gauche, le réalisateur est au même niveau que les ouvriers qui ont aidé à la création. De plus, les crédits sont apposés sur une scène d'un rassemblement militant pluvieux avec fanfare et pancartes. Sur les visages règnent une inexpressivité, presqu'une lassitude. Le son direct est remplacé par une mélodie désuète de fanfare, avec bruitage pour le cracheur de feu. Cette substitution n'est pas déplorable car personne ne semble parler. Le renoncement est latent.

Bien que non souligné par la syntaxe traditionnelle, le titre est lourd de sens et polysémique, notamment autour du nom "sang". L'hémorragie provient bien entendu des ouvriers, due à leur habitation à l'aspect insalubre, construite un siècle plus tôt, à leur espérance de vie réduite à cinquante-neuf ans à cause de la chaîne (et l'absence notoire d'équipements de protection individuelle), mais aussi par l'État qui n'hésite pas à les tuer lors de manifestations (11/06/1968).
Le court-métrage est jalonné par des plans dans l'usine, sur la chaîne de montage, ainsi que par les témoignages d'ouvrières, d'ouvriers, de femmes et d'immigrés (entre autres par des plans serrés sur le visage de ses interlocuteurs (on distingue la voix du réalisateur lors de la première interview de femme) ce qui donne une identité à ces ouvriers). On ne peut que saluer la variété des voix à qui on donne la parole. La parité femmes/hommes est pratiquement respectée, on ne peut pas passer à côté de l'aspect féministe majeur durant cette cinquantaine de minutes. La plus jeune de ces femmes rêvait d'une autre vie, elle a essayé de se tirer de l'engrenage Peugeot mais n'a pu y échapper à cause de son mari et de son enfant. La seconde est placée sur un poste de "femmes enceintes", pas à cause d'un enfant à naître mais à cause de ses engagements auprès des syndicat. La cadence est tellement soutenue que le sang de leurs menstruations tache leurs vêtements car elles ont rarement la possibilité d'aller aux toilettes à temps, pas le temps non plus pour discuter donc. Bruno Muel ne passe pas à côté de la comparaison par travellings interposés, entre les caissières tapant sans répit sur leurs caisses enregistreuses et les ouvrières/ouvriers sur la chaîne.
Les personnes présentent face à la caméra font état de leur rapport brisé à l'art, à la culture plus généralement : ils ne lisent plus, ne font plus de théâtre, plus d’intérêt pour la photographie et la musique (qui échoue à haranguer la foule au tout début). Tous sont aussi des supports du militant, du syndicaliste, ce qu'il leur reste c'est chanter ensemble, sans doute celui avec le plus fort coefficient de cohésion, et ce court-métrage auquel ils prennent part.

Pierre Santini pose sa voix sur les lieux qui font Sochaux avec des travellings sur les cités dortoirs, le Mammouth, l'usine etc. Il vient donner le nœud de ce film : "Comment échapper à Peugeot ?". Il ne semble pas y avoir d'autre réponse que "impossible". Peugeot pervertit le modèle hygiéniste en appliquant la devise de "Diviser pour mieux régner", l'exemple ultime étant le détournement des évènements de mai 68 à son avantage. La firme accorde la création d'un syndicat, la CFT, celui-là même qui n'hésite pas à envoyer les ouvriers récalcitrants à l'hôpital. Ou bien encore comme nous le raconte Santini en développant suite à ces évènements "un placement rationnel' des ouvriers sur la chaîne pour que le virus contestataire soit contenu.
Le dernier plan du court-métrage vient appuyer cette impossibilité d'échapper aux rouages d'une si grande entreprise, en effet suite à la scène de cohésion militante autour du barbecue se succède de nouveau des images de la chaîne où un ouvrier travaille, une machine se referme comme une mâchoire, et "l'avale".
Cette version militante et réaliste des Temps Modernes de Chaplin est puissante par la force des témoignages qui sont donnés à voir et à entendre. Toutefois, bien que dans la mouvance Medvedkine, et ciné-tract, je reproche le parallèle bien trop simple entre "le château Peugeot" et la cité ouvrière, ainsi que l’unilatéralité du discours. Pendant ces cinquante minutes il est question des conditions de vie et de travail de ces travailleurs, ils sont inclus dans un système capitaliste alors aborder leur salaire me semblait une suite logique. Bien que je puisse aisément imaginer à ma remarque les réponses suivantes : "aucun salaire ne pourra jamais rémunérer la chaîne" ou encore "il est forcément bas puisque les Peugeot vivent dans un château, et les ouvriers dans une cité crasseuse".

marinemh
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le 9 juil. 2020

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