Baby Bump
4.5
Baby Bump

Film de Kuba Czekaj (2016)

Voir le film

Réalisé dans le cadre de l’atelier cinéma de la Biennale de Venise, le premier long métrage de Kuba Czekaj (qui avait commis précédemment plusieurs courts métrages) ne manque certes pas d’originalité. La première scène, déjà, nous plonge dans une ambiance excentrique et régressive qui n’est pas sans évoquer les rêves d’un malade frappé par la fièvre : un garçon en pyjama à carreaux roses et blancs affublé d’oreilles de cocker, allongé sur d’autres carreaux roses et blancs ; une bouche de femme dévorant une tartine en gros plan tout en produisant des bruits de mastication cataclysmiques ; une souris de cartoon fuyant, paniquée, la femme qui voudrait le manger mais se retrouvant avec les oreilles collées contre un pot de confiture… Angoisses enfantines, complexe d’Œdipe, terreur de la castration : on sent dès les premières images que le propos sera très freudien.


Mickey House est un jeune garçon de onze ans. Il vit seul avec sa mère dont le travail consiste à tester différents produits à domicile et à en faire la promotion devant sa webcam, qu’il s’agisse d’un couteau électrique pour découper la viande ou d’une crème vaginale au goût chocolaté. Oui, les bases du récit sont ainsi posées qu’on nage dans le bon goût dès le début. Mickey est plutôt du type asocial, il n’a pas d’amis (hormis une gamine rousse minuscule qui le harcèle littéralement en lui proposant à tous moments de lui montrer ses seins putatifs), rase les murs, engoncé dans son imperméable en vinyle noir, et complexe sur la taille de ses oreilles, qui paraissent normales aux yeux des spectateurs mais qu’il voit comme disproportionnées. Son seul ami est imaginaire et est une gerboise de dessin animé, personnage cartoonesque auquel il s’identifie par ses oreilles et qui, sous ses dehors mignons et apeurés, s’avère un alter ego tyrannique.


Heureusement, Mickey dispose d’un atout qui lui assure de ne pas devenir le bouc émissaire du bahut et qui, accessoirement, lui rapporte un peu d’argent : il deale son urine. En effet, l’école est l’objet d’une campagne anti-drogues musclée, les élèves sont régulièrement dépistés au moyen de tests d’urine et Mickey se trouvant être le seul élève sain, chacun lui achète sa dose de mixtion pour tromper les médecins. Les choses ne vont pas très fort pour le jeune garçon : sa mère, inquiétante et intrusive, semble nourrir quelques penchants incestueux, et la prise de conscience de son corps pré-adolescent en train de changer le fait imaginer toutes sortes de métamorphoses physiologiques peu ragoûtantes – mais le pire est à venir. Le pire ? Le surveillant du collège, qui produit un rugissement de fauve à chaque fois qu’il remet en place ses bijoux de famille à travers son pantalon, devient l’amant de sa mère, avec laquelle il entretient une relation sado-masochiste. Mais cela n’est rien encore : les mutations corporelles de Mickey (ou l’image qu’il leur donne dans ses délires cauchemardesques) lui font pousser des seins et ses analyses d’urine révèlent qu’il est… enceint. Avant de voir sa chambre envahie par un énorme œuf dont il sortira lui-même, nu et gluant.


Ce qui aurait pu susciter la curiosité le temps d’un court métrage – format auquel le montage vif et sophistiqué (qui rappelle l’univers du clip vidéo avec son écran parfois scindé en deux et ses enchainements rapides d’images) se serait d’ailleurs bien prêté – contribue plutôt, sur la longueur, à générer un malaise croissant et à donner au spectateur un sentiment de nausée. Dans Baby Bump, tout est très illustratif, comme pris au mot, les images exhibées s’associant souvent par analogies, comme prises dans un désir de libérer l’inconscient, de se débarrasser de tout surmoi. Les jeux sur les couleurs sont particulièrement réussis, comme cette scène dans la chambre de Mickey où le rose revient comme un leitmotiv, sur les rideaux, les draps, le pyjama, la tranche des livres dans la bibliothèque. Ces bruitages exagérés, ces éléments symboliques qui reviennent comme autant d’indices (genouillères, sucettes, cerises en pendants d’oreilles, gants roses en latex) ne sont pourtant pas là que pour créer une atmosphère, il y a bien un sens derrière tout ça.


Baby Bump est un film dérangeant, mais pas dans le bon sens du terme, pas dans le sens où il bousculerait nos petites habitudes pour y faire passer un souffle d’air frais. Non, il dérange par l’atmosphère morbide qu’il installe au gré d’une succession de représentations malsaines, maladives, monstrueuses. Je me permets d’utiliser ces mots forts, qui pourront paraître à certains comme des jugements moraux déplacés, dans la mesure où c’est le vocabulaire même qu’on trouve dans le lexique de la culture queer, dont le film se réclame explicitement : le refus du straight, l’affection pour les freaks et les genderfuckers, autant de termes qui évoquent le « trouble dans le genre » cher à Judith Butler et, plus extrême encore, la déconstruction de la sexuation biologique elle-même. On pense immanquablement à des théoriciennes ultra-radicales comme Marie-Hélène Bourcier qui, adepte du dirty talking, connotait positivement nombre d’attributions ordinairement négatives (« sale », « déviant », « pervers », « abject », etc.) et expliquait dans son livre Queer Zone qu’il s’agissait par là de « développer des pratiques de resignification anti-hégémonique et anti-normative ». Cette inversion des valeurs explique qu’un film comme Baby Bump puisse à la fois être une œuvre queer (donc indirectement militante) tout en inspirant le plus profond dégoût au grand public. Nous sommes, toujours pour reprendre les termes tordus et anglicisés de l’essayiste, dans un univers de butchs, d’hermaphrodyke, d’human pets… Si la couleur rose est associée au fils (qui finira littéralement émasculé et se verra affublé de caractéristiques physiques féminins) et le bleu à la mère (personnage autoritaire et cheftaine du foyer, presque virile avec ses cheveux courts), ce n’est évidemment pas un hasard. Le message délivré est celui de l’inversion. Mais pour le spectateur que je suis, l’inversion s’est vite transformée en aversion.

David_L_Epée
2
Écrit par

Créée

le 9 févr. 2017

Critique lue 519 fois

David_L_Epée

Écrit par

Critique lue 519 fois

Du même critique

La Chambre interdite
David_L_Epée
9

Du film rêvé au rêve filmé

Dans un récent ouvrage (Les théories du cinéma depuis 1945, Armand Colin, 2015), Francesco Casetti expliquait qu’un film, en soi, était une création très proche d’un rêve : même caractère visuel,...

le 20 oct. 2015

32 j'aime

Les Filles au Moyen Âge
David_L_Epée
8

Au temps des saintes, des princesses et des sorcières

Le deuxième long métrage d’Hubert Viel apparaît à la croisée de tant de chemins différents qu’il en devient tout bonnement inclassable. Et pourtant, la richesse et l’éclectisme des influences...

le 6 janv. 2016

20 j'aime

1

I Am Not a Witch
David_L_Epée
6

La petite sorcière embobinée

Il est difficile pour un Occidental de réaliser un film critique sur les structures traditionnelles des sociétés africaines sans qu’on le soupçonne aussitôt de velléités néocolonialistes. Aussi, la...

le 24 août 2017

14 j'aime