Comprendre son Rapport à la Cinéphilie (Réflexion sur le "Montage du Cringe")

Plutôt qu'une critique, il s'agit ici d'une réflexion sur mon ressenti face au film, principalement vis-à-vis de la fin. Il ne s'agit en aucun cas d'une volonté de poser une vérité absolue sur ce dernier, mais bien un questionnement de ma part quant à ma réaction face au nouveau film de Damien Chazelle. Je vais m'appuyer principalement sur la fin de Babylon (que je vais donc spoiler comme un sac), et la mettre en comparaison avec la fin de The Fabelmans de Steven Spielberg. J'utiliserai aussi quelques extraits du livre Le Temps Scellé de Andreï Tarkovski puisque je l'étudie actuellement pour mon mémoire. Un exercice très universitaire et pompeux, j'en conviens, mais qui est surtout là pour échanger mon avis, ma réflexion, et en discuter.

Quand je suis sortie de ma séance en avant-première au UGC Ciné Cité Confluence, j'étais envahie par un flot de pensées contradictoires. Tout d'abord, je dois le dire, j'ai plutôt apprécié ce Babylon, le 5ième film de Damien Chazelle, après les excellents Whiplash, La La Land et First Man. Certes, c'est un film totalement sous coke qui n'a cessé de me faire réagir sur des détails (à cause d'un montage sur lequel je suis depuis deux semaines). Certes, c'est un rise & fall, et qu'est-ce que je déteste ce procédé d'écriture (sorry Scorsese). Certes, je n'étais absolument pas emballé pour le voir, surtout avec tous ces films de 3h qui ne me tente plus de nos jours (Avatar 2, Amsterdam que j'ai délicatement esquivé). Certes le projecteur a fini le film en bavant des couleurs vertes dégueulasses durant la scène de Maguire(et un peu après). Mais voilà, j'ai plutôt apprécié ce film dans l'ensemble. J'y ai retrouvé la folie et la tristesse de La La Land, qui fût une grosse claque pour cinéphile à l'époque, pour moi et mes amis. J'y ai aussi trouvé cette folie passionnelle du cinéma, que je cherche moi-même à écrire en scénario (dans une tendance plus amateur), cette folie qui mène ceux qui y contribue à traverser plusieurs dizaines de kilomètres pour récupérer une caméra fonctionnelle (du vécu mais à une autre échelle que le film) et tourner ces instants rares de beauté inattendu. J'ai une fois de plus apprécié la B.O. composé par l'excellent Justin Hurwitz. Et quel plaisir de retrouver un casting aussi plaisant, avec un Brad Pitt que je ne cesse d'apprécier, une Margot Robbie qui m'a définitivement convaincue, et un jeune Diego Calva qui réussit par moment à véritablement crever l'écran.


Bref, tout semble bien beau dans le meilleur des mondes, mais je ne suis malheureusement plus le même qu'il y a 6 ans. En 6 ans, j'ai eu mon BAC, une licence en cinéma, j'ai habité à Montréal, fait quelques centaines de concerts, et vu beaucoup, beaucoup, beaucoup de films. J'écris tout ça, non pas pour faire mon CV, ou me la racler, mais juste pour montrer que le temps passe, et les avis changent. J'ai eu cette réflexion à la fin du film avec un ami, sur le fait de ne plus voir un film avec un regard innocent, comme avant, après tout ces cours d'analyse filmique, ces moments de pratique sur un logiciel de montage ou en tournage, ces discussions avec des potes ou que l'on écoute en conférence. J'ai lu, beaucoup plus que je n'aurai pu l'imaginer, j'ai découvert de nouveaux genres de films qui m'ont fait rêver (le cinéma contemplatif, mon amour), et perdu d'anciens plaisirs désormais coupables ou minables. Encore heureux que certains films comme Everything Everywhere All at Once des Daniels arrive à passer cette recherche involontaire d'objectivité bien pensante qui dicte sûrement mes goûts. C'est d'ailleurs pour cela que je me concentre principalement sur le cinéma en tant que future zone de métier, plutôt que de m'évader vers d'autres arts que j'apprécie, comme la musique ou le jeu vidéo. Le cinéma n'est plus tant un hobby pour moi. J'ai développé un regard sur cet art qui me permet de poser des mots sur mes ressenties, mais qui me détourne aussi de la naïveté cinéphile. Je n'apprécie plus vraiment les tendances du moment comme The Batman de Matt Reeves par exemple. J'ai sûrement un regard parfois un peu hautain sans le vouloir, avec mes Béla Tarr et Apichatpong Weerasethakul. Aujourd'hui, je trouve mon plaisir cinéphile ailleurs, ce qui prouve que c'est un médium suffisamment large pour faire plaisir à tout le monde. Donc tout n'est pas si désespéré. Il y a encore tant à regarder.


Encore une fois, "BREF", je m'étale. Ce qui a changé aujourd'hui, c'est que je m'arrête sur des scènes, des plans. Et ici, je me suis arrêté sur une scène qui m'a laissé un goût plus que mitigé, alors que je suis persuadé que 6 ans auparavant, j'aurai adoré cette fin. J'ai trouvé bien d'autres défauts à ce Babylon, parce qu'aucun film n'est parfait, mais je me suis senti en désaccord avec cette fin, ce qui m'a amené à la réflexion ci-dessus, et celles qui suivent ci-dessous. Cette fin (et je vais spoil, j'ai prévenu), la voici décrite selon mes souvenirs : à la fin du film, Manuel, le protagoniste, revient à Los Angeles après avoir fui la ville des suites d'une sombre histoire avec Tobey Maguire. Il décide d'aller au cinéma alors qu'il n'y est pas retourné depuis qu'il a quitté le monde d'Hollywood. Il se retrouve donc à une séance du célèbre film Chantons sous la pluie de Stanley Donen et Gene Kelly. Assez ironique étant donné que Babylon reprend le même concept, celui de filmer le passage du muet au parlant et la difficulté pour les acteurs et les équipes techniques d'Hollywood pour suivre le progrès. Les deux films le font chacun avec un recul très différent, déjà d'âge pour les réalisateurs, et d'époque, vis-à-vis de celle dont ils narrent les déboires. Si vous lisez ceci, vous connaissez l'histoire, et vous savez depuis le début de quoi je m'apprête à parler. Car ma critique ne se trouve pas dans les quelques trop longues réutilisations/citations de Singin' in the Rain, mais dans un plan et un montage sobrement appelé "Montage du Cringe" par moi-même (un peu pédant, j'en conviens, mais ça me fait rire).


Tout d'abord, le plan, et cela va me permettre de proposer ma comparaison avec la fin de The Fabelmans (toujours pas sortie en France à l'heure où j'écris ces lignes, mais que j'ai pu voir en avant-première durant le Festival Lumière). Ce plan, c'est celui d'un Manuel émerveillé devant l'écran. On en a vu des plans comme ça au cinéma. Je viens de voir Mean Streets de Martin Scorsese, et on y voit bien Robert de Niro et Harvey Keitel au cinéma. Rien de dérangeant dans tout ça. Alors quoi ? Ce qu'opère Damien Chazelle, dans ce plan, c'est un magnifique mouvement de caméra à la grue, toujours aussi plaisant dans son cinéma, mais qui ici desserre le début d'un propos exposé par son réalisateur. La caméra vient se détacher du protagoniste pour montrer quelques profils de spectateurs, avant de s'envoler pour nous révéler l'ensemble de cette masse réunie religieusement au cinéma, tout ça avant de revenir sur le protagoniste pour la suite. Ce qui me dérange dans ce plan, c'est cette impression que l'auteur me parle très franchement, directement, en tentant de me représenter, comme pour me dire "hey toi aussi tu fais partie de tout ça". Alors déjà, non, je ne fais pas partie de cet essai de représentation d'un public digne des pubs post-COVID pour nous faire revenir au cinéma. Il y'a ici une façon de remercier un public cinéphile, ou peut-être une volonté de nous montrer que l'ont fait partie de tout ça, qu'on permet la survie du cinéma. Mais le tout semble tellement désincarné. Une forme de dialogue où seul l'auteur peut communiquer, en hurlant dans son dictaphone de façon très peu nuancée. Je ressens cela comme du rentre dedans qui me sort du film avec violence, et que j'apprécie très peu.


Dans The Fabelmans, Steven Spielberg parle directement de sa vie, de sa passion pour le cinéma, nous la faisant vivre à plein pot. D'une certaine manière, Babylon fait la même chose, mais à une autre échelle. A la fin de The Fabelmans, le jeune Steven fait la rencontre de John Ford, incarné par David Lynch. Ce dernier lui apprend comment composer une bonne image. Il lui montre un premier tableau en lui expliquant que ce qui marche visuellement dans celui-ci, c'est que l'horizon se trouve en bas du cadre. Il lui montre un second tableau en expliquant que ce qui marche ici, c'est que l'horizon se trouve en haut du cadre. Plongé/Contre-plongée. L'image cinématographique raconte, dynamise et révèle son histoire par la mise en scène, le découpage technique, le montage. Le film se conclut par une idée de génie. En repartant des studios, le jeune Steven est filmé dans un plan d'ensemble, dans un cadrage très droit, fixe. Puis dans un panoramique bas/haut, le cadre se recadre, offrant une image plus esthétique avec l'horizon en bas de son image, le ciel ouvert face au jeune et futur grand réalisateur. Dans ce plan comme celui de Chazelle dont j'ai parlé plus tôt, le réalisateur nous parle. Il nous adresse une forme de remerciement, comme un clin d'œil complice. Sauf que ce que réussit Spielberg, c'est d'éviter la lourdeur, et de nous offrir une véritable forme de complicité. Nous nous comprenons car nous comprenons les codes du cinéma. Et même si je ne connaîtrai jamais personnellement le réalisateur d'Indiana Jones, je ressens une forme de sincérité dans ce léger brisage de quatrième mur.


Chez Chazelle, le rapport est très différent, car très faux. Déjà par son mouvement de caméra bien trop grandiose et au-dessus de nous. Ensuite, par cette incarnation du public, de nous, par des acteurs, des figurants. Ce que réussit Spielberg, c'est à nous incorporer à son film, à sa vie, par un mouvement de caméra qui nous renvoie directement à notre condition de spectateur, et à notre passion cinéphilique du détail. Dans Babylon, bien que l'intention soit tout aussi bonne, elle semble vouloir trop bien faire pour finalement détourner son propos. Andreï Tarkovski explique dans son ouvrage Le Temps Scellé, je cite :

L’artiste a le devoir d’être calme. Il n’a pas le droit de projeter toutes ses émotions ou tout ce qui l’intéresse vers le public. Son émotion pour un sujet doit se métamorphoser dans le calme olympien de la forme. Alors seulement pourra-t-il révéler ce qui l’émeut en vérité .

Ici, Damien Chazelle m'apparaît comme un gamin trop expressif, criant sa passion sans recul, et qui, par sa maladresse, rate un message pourtant bienveillant et rempli d'amour.


Mais là où ça ne passe pas, c'est qu'après ce plan, il y'a le fameux "Montage du Cringe" !


J'en avais rapidement entendu parlé avant mon visionnage, mais je n'aurais pas pu imaginer la catastrophe. On voit déjà un peu avant un montage rapide de vieux films en noir et blanc, mais qui passe sans qu'on ne soit vraiment gêné. Puis après, c'est la débandade. Damien Chazelle prend sa plus belle casquette d'étudiant en Arts du Spectacle et nous offre son montage Windows Movie Maker intitulé les_plus_belles_avancées_technologiques_du_cinéma.mp4, qu'il a préparé pour ses parents afin de leur montrer comment c'est beau le cinéma ! Alors au début ça passe, on te montre des images en noir et blanc style Psychose d'Alfred Hitchcock, La Passion de Jeanne d'Arc de Carl Theodor Dreyer ou encore Un Chien Andalou de Luis Buñuel. Déjà je cringe un peu car j'ai vraiment l'impression de voir un montage que j'aurai pu faire dans un court-métrage de FAC avec des images de films que j'étudie en cours. Mais après, c'est pire ! Je crois que c'est à partir de l'image de la reconstitution du Terminator, image en couleur avec un format différent du film, et une CGI certes novatrice mais qui fait daté, sortant de nulle part dans un film de 2023. Puis après, c'est un plan de plusieurs secondes de Avatar, deuxième Cameron du montage. Et ça, c'est clairement le ponpon. Ou la balle de fusil à pompe qui t'expulse de la salle. Que dis-je, le Oppenheimer en avant-première tellement ça explose tous les quatrièmes murs ! Parce que même dans le béton, y'a de la subtilité.


Alors oui, le film a actuellement 8.0 de moyenne. J'ai entendu quelques retours d'amis qui ont globalement été emballés par cette fin, leur montrant à quel point ils adorent le cinéma. Et je peux comprendre tout cela. J'en suis persuadé que beaucoup d'entre vous (déjà n'auront pas tout lu mais surtout) auront parcouru mes lignes en soupirant. Mais voilà, j'expose ici ma life, du moins mon ressenti. C'est la seule chose dont j'ai la prétention de faire. J'ai l'impression que cette fin me ment, cherchant à me montrer tel que je devrais être. Pourquoi avoir détesté une fin qui dit littéralement "J'aime le cinéma" ? Mais parce qu'on est pas obligé de me le crier dessus, que chacun aime le cinéma qu'il aime. Mais là, ce que j'entend, c'est pas "le cinéma, c'est trop bien". Non, c'est plutôt "je m'appelle Damien et j'adore le cinéma !". Ce genre de montage doit déjà exister dans le paysage cinématographique, et en sois, Babylon est un immense gâteau en pièce montée en honneur du cinéma. Mais ce montage, c'est la cerise qui éclate cette magnifique pâtisserie. Une cerise qui aurait mérité d'être plus étudiée, plus réfléchie, pour correspondre au film dans lequel elle s'intercale, l'époque qu'elle cherche à représenter. On nous propose une propulsion à travers le temps qui, à mon sens, échoue.


Bon, je sens que je commence à fatiguer dans l'écriture de cette critique/réflexion. Ce sera avec joie dans discuter dans les commentaires. C'est un ressenti et je ne cherche pas à dire que tout le monde devrait le ressentir comme je l'ai ressenti. Je paraît peut-être un peu aigri des films populaires, c'est vrai, mais je cherche surtout à comprendre mon rapport au cinéma. Ainsi, j'achève ce cri de cinéphile, qui restera toujours moins bruyant que celui de notre ami Damien Chazelle.

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le 19 janv. 2023

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