=> Il y a des spoilers.

Il ne vous sera pas encouragé de voir (et finir) Babylon : le film commence par, littéralement, vous chier à la gueule, de la même manière qu'on n'entre pas à Hollywood comme dans une entreprise. Manuel, jeune aspirant à travailler dans le cinéma, peu importe le métier tant que c'est sur un plateau, démarre en tant qu'assistant, préparateur de fête plutôt que de plateau. Il aidera Nellie à entrer dans la fête, et donc déjà un peu dans Hollywood. D'une autre manière, quand Margot Robbie débarque, elle traîne encore derrière elle ses mimiques insupportables de Harley Quinn, tout comme Brad Pitt semble être resté chez Tarantino, à parler italien comme dans Inglorious Bastards... tous deux qui jouent d'ailleurs dans OUATIH. Sont-ils bel et bien au bon endroit, au bon moment ? Ou alors, ils viennent de finir leur journée, et arrivant à la fête, ils entrent comme dans le sas de Babylon, la fête les lave de leur passé, une nouvelle vie inoubliable peut commencer.

Si le premier tiers de Babylon est tant réussi, c'est pour sa sincère transcription du désir des jeunes personnages à entrer dans une industrie dont ils savent tous les travers. Ils savent le caractère profondément injuste et aléatoire de celles et ceux qui ont réussi et sont devenu célèbre, que si la chance leur sourit à leur tour, ils deviendront exactement les mêmes ordures. Il n'y a aucun secret là-dedans, Hollywood est une terre de western économique : c'est un secteur profondément libéral où il y a très peu de règles, trop peu de règles dépassées lorsqu'on a trop d'argent, où l'on se permet de tuer des figurants par mégarde, casser des caméras, de mourir d'une overdose pendant une fête trop festive.

Une première journée de tournage est mise en scène, une fois que Manuel et Nellie parviennent jusqu'au plateau, le premier en tant qu'assistant de Jack Conrad -un grand acteur du muet- qui s'est retrouvé par hasard à l'accompagner s'endormir après être tombé dans sa piscine, la seconde en tant qu'actrice remplaçante de celle qui est morte la veille à la fête. Deux heureux hasards qui les conduisent à faire comme celles et ceux qui ont eu de la chance avant eux. Car dans Babylon, on affirme que le génie n'existe pas, qu'on se démarque des autres par un seul moyen : l'abondance de billets. Une fois dans la machine, certes Minnie convainc la réalisatrice, certes Manuel ramène une caméra pile pour le coucher de soleil... mais n'est-ce pas que la monnaie de leur pièce, rendue pour tant d'insistance, d'envie, de motivation ? Ils se sont préparés à cette journée toute leur vie ; qui pouvait faire mieux qu'eux, qui n'ont vécu que pour ce moment, toute leur vie ?

Il n'y a pour le moment aucune raison de voir une "déclaration d'amour au cinéma" dans ce que met en scène Chazelle, et ce n'est pas le second tiers qui ferait changer le cap du film : les deux compères, accompagnés de Sidney Palmer, brillant trompettiste, se retrouvent à monter les échelons. Ils et elle deviennent respectivement actrice star du muet, grand producteur, compositeur qui passera même devant la caméra. Si Sidney, dégoûté par la manière dont on joue avec la réalité et les financiers (obligé de se peinturer avec de la poudre noire pour passer bien noir à la caméra malgré la lumière et pouvoir vendre le film au sud du pays), offre une porte de sortie à ce monde fait d'excès, les deux principaux ont bel et bien gravi les échelons, goûté à la vie de connard qu'ils admiraient il y a peu. La lettre de motivation laisse place à Hollywood à une autre forme de sélection basée sur la quantité de concessions que l'on est prêt à faire : Sidney partira le premier, tandis que Nellie est prête à tout pour rester -après la coke, vient le moment du parlant, les cours de langue et de diction, dont elle sortira finalement ravagée, perdue, renvoyée à sa condition de prolétaire d'origine, perdue entre drogue et dette de jeux-, et que Manuel, qui jouera parfaitement le jeu en flairant le premier le passage au parlant sur la côté est, le ramènera à Hollywood.

En ce sens, il y a un réel soucis, une inquiétude chez les personnages qui peuplent le Hollywood des années 1920 : ils sont là parce qu'ils sont celles et ceux qui croient le plus en le cinéma. Jack ne fera que répéter qu'il faut comprendre la forme, la réinventer, comme insatisfait de ne pas avoir encore découvert tous les possibles de son médium favori. Ce dernier joue d'ailleurs peut-être le rôle le plus important du film : son entrevue avec une journaliste lui fera d'abord comprendre qu'il a beau être sincèrement inquiet et volontaire pour repousser les limites du cinéma, pour faire plaisir au public, il n'est ici que par hasard, il n'est pas nécessaire au vaste désert hollywoodien, bref, il est remplaçable, un élément de l'histoire du cinéma tout au plus. L'injustice du monde économique du cinéma frappe d'ailleurs particulièrement fort lors d'une de ses premières grandes crises avec l'arrivée du parlant : tous vulgaires, on les remplace par les stars de Broadway.

C'est donc cette prise de conscience du rouleau-compresseur qu'est Hollywood, terre cru domptée mais indomptable du capitalisme, qui mène à une troisième partie, la plus programmatique, la plus étonnante aussi, mais la moins réussie. Commençant avec la rançon qu'amène Manuel/Manny au mafieux/gérant de casino joué par Maguire, pour sauver celle qu'il aime depuis toujours (Nellie), on rencontre un drôle de personnage, dont le détour par "le dernier endroit où l'on s'amuse encore à Hollywood" regorge d'enclaves étranges et franchement réussies (des gens avec des masques façon trompe d'éléphant, du sadomasochisme, un alligator, un mangeur de souris), comme pour rappeler que la vitalité du cinéma américain repose largement sur ses variations alternatives, plutôt que dans les spectacles ridicules (quand Nellie se bat avec un serpent sous la lumière des phares de voiture, des grosses caméras). À partir de là, on nous parachute du scénario : amour impossible ici, il faut partir et tout recommencer etc. Bon, mis à part, on a quand même la mort de Nellie et un personnage qui reconstruit vraiment sa vie, qu'on voit avoir quitté ce monde de l'entertainment, puis y revenir, en simple touriste, avec sa femme et son enfant.

Dès lors, arrive ce sur quoi devrait être jugé Chazelle, à savoir son regard sur le cinéma en général, finalement sans nuance dans ses nuances. Le cinéma se réduirait à deux choses : une fantaisie à laquelle on a réussi à faire adhérer le monde entier, par millions, qui fait rêver alors qu'elle n'est faite que de matière (très peu noble), une fantaisie tragique dans la mesure où selon Chazelle, on doit s'y soumettre et même s'y prostituer : c'est ce que n'accepte pas Sidney, c'est ce qui a tué Nellie, c'est ce à quoi renonce Manuel. La deuxième facette du cinéma pour Chazelle serait alors ce qu'il y a à sauver dans son film (et dans le septième art) : un mystère. Et quoi de plus beau que ce plan final, dans lequel on voit Manuel contempler le cinéma, y voire les redites, les mêmes histoires émouvoir encore et encore des millions de personnes, voir le cinéma réinventer sa forme en permanence, et nous qui le contemplons, ne jamais en finir de comprendre ce que nous voyons, pourquoi nous ressentons ? Manuel n'a tout simplement pas encore percé le mystère des images, et c'est peut-être la plus belle chose qui soit.

La plus belle chose dans la mesure où cela relance totalement les dés : le film en devient complètement rêveur et curieux de la suite de l'histoire du cinéma, le montage final en devient un laboratoire, une machine masturbatoire étonnante provoquant émotion par une simple frénésie musicale et quelques plans verts et rouges. Pourquoi font-ils battre mon coeur plus vite subitement ? Ainsi, le film prend compte de sa propre forme (foutoire), s'auto-pense et Chazelle s'auto-réfléchit, à travers les références à La La Land, comme pour continuer d'essayer de comprendre son film. Ce n'est pas tant dérangeant, la démarche semble honnête. Mais en faisant tout cela, en convoquant un tel budget, en disant cela depuis Hollywood, le film montre ses propres limites : obligé d'aller faire des plans séquences à la grue vraiment moche, obligé d'iconiser, de fermer ses arcs narratifs, obligé de faire une histoire qui se vendra, avec de grands acteurs.

Au final, il est peut-être un Histoire(s) du cinéma pour le grand public, qui prend la forme grand public, qui contient les excès que le grand public est aujourd'hui prêt à voir et accepter. Le film me touche pour son sincère soucis du cinéma, de ce qu'il est et représente pour celles et ceux qui l'aiment chaque seconde de leur vie, qui le pensent en permanence, et en ce sens, je trouve cela cohérent de dire qu'il s'adresse en partie aux cinéphiles, aux aspirants cinéastes, bref, à celles et ceux qui se reconnaissent dans Nellie et Manuel au début, quand ils rêvent d'aller sur un plateau.

Le défaut principal du film donc, c'est d'être un film hollywoodien. De penser que le cinéma consume nécessairement celles et ceux qui le pénètrent. De revendiquer que nous ne décèlerons jamais le mystère qui se cache dans l'animation de ces images sans jamais être comparable aux Histoire(s) du cinéma de Godard, bref, quand nous y arrivons que trop bien dans le cadre de Babylon.

morenoxxx
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le 25 janv. 2023

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