Ballet aquatique
Ballet aquatique

Documentaire de Raoul Ruiz (2012)

Un objet audiovisuel singulier, c’est peu de le dire ! Si le documentaire propose d’ordinaire un témoignage, une captation de la réalité, Raúl Ruiz s’attache davantage à la surréalité, succédant donc à André Breton ou plus particulièrement à Jean Painlevé. Remarquons à l’occasion que Raoul Ruiz s’est notamment entouré de François Margolin, grand spécialiste du documentaire. Ce film offre un dialogue réussi entre des scènes de vie aquatique et des commentaires pseudo-philosophiques ou scientifiques. C’est aussi un dialogue entre des images qu’une centaine d’années sépare. Le procédé est simple mais redoutablement efficace : des poissons rouges dansent dans un aquarium tandis que défilent derrière l’élément liquide un film de Painlevé montrant des luttes larvaires dignes d’un David contre Goliath. En ce qui concerne les commentaires, non, pardon, les explications, non, pardon, les affabulations scientifiques, il convient sans doute de diviser mes observations en trois puisqu’il y a trois conférenciers.

Le Monde à l’envers

François Margolin revient aux origines de la fascination sub specie aeternitatis pour l’élément liquide : la Genèse. Son exposé présente un Dieu ivre, quasi-démentiel, qui aurait vu en rêve un monde tête-bêche de celui-ci : dans ce monde, "les tigres étaient couards et doux. Et les moutons étaient féroces et vaillants." Tout cela pourrait prêter à rire (et y prête effectivement) si ces remarques ne correspondaient pas sensiblement à la critique nietzschéenne du christianisme. Nietzsche reprochait essentiellement aux continuateurs du Christ de prêcher des valeurs contraires à notre nature, en particulier d’ériger le faible (le mouton) au-dessus du fort (le tigre). Finalement, ce monde entièrement liquide pourrait être le nôtre.

La justesse des mots

Cioran disait rêver d’un monde où l’on mourrait pour une virgule. Le convoquer ici se justifie bien-sûr par les doutes incessants du conférencier mais aussi parce que cette vision, Cioran prétend l’avoir eu en rêve. Des danseurs amnésiques ? Un pessimisme qui sied aussi à Cioran. Melvil Poupaud peine à terminer la phrase qu’il commence car il s’égare en détours et retours : le parachèvement de l’inachèvement cher à Cioran comme à Thomas Bernhard. Je pense aussi à Wittgenstein, d’abord pour la figure du funambule religieux, ensuite pour l’idée qu’une idée ne peut s’exprimer qu’avec une grammaire appropriée et ne pourrait pas même venir à exister autrement.

L’impensé aquatique

Raoul Ruiz parle lentement et accentue son propos de répétitions abusives. Le spectateur pourrait sombrer dans le sommeil qui semble guetter le conférencier. Mais cela ne se produit pas. Raoul Ruiz a un regard fou et chacun de ses gestes est minutieusement placé. Son langage, bien qu’abracadabrantesque, est néanmoins analysé par le spectateur en raison tant du sérieux constant dans le délire, du débit lent, que de la ponctuation judicieuse par des termes empruntés au jargon scientifique. De plus, les élucubrations de Ruiz ont un lien fort avec les éléments qui l’entourent : un verre d’eau, une cruche d’eau dans laquelle nage un poisson singulier non revenant et une cascade magnifique. Ces trois eaux sont-elles de même nature ? Des fantômes qui pointent du doigt que le liquide est encore sujet à rêveries, que l’eau, molécule sine qua non de la vie sur Terre, recèle encore de mystères pour les sciences.

Aragne-souriante
6

Créée

le 16 janv. 2024

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