Amoureux.
Si le cinéma de Céline Sciamma devait avoir un adjectif, celui-ci pourrait l'être. La Naissance des Pieuvres était un film charnel et passionné, Tomboy était un film tendre et sensible, Bande de Filles est un film vibrant et intime.
Je suis sorti de la projection la tête ailleurs. Mes jambes pouvaient bien trouver le chemin jusqu'à la sortie de l'esplanade de projection, je ne pouvais pas décrocher une seule seconde du film que je venais de voir.
Peut-être que le cadre de la projection aidait aussi: j'ai pu voir le film dans le cadre du festival de Lama, proposant une série de projections en plein air dans un petit village pittoresque des montagnes corses. Les cigales se mêlaient à la musique, une belle pleine lune côtoyait l'écran et Céline Sciamma elle-même présentait son film aux spectateurs qui pourraient constituer "100% de mon public corse si jamais les distributeurs boudent l'île". Magique.
En y repensant, c'était presque irréel d'être deux heures durant plongé dans un environnement totalement différent de celui où l'on se trouve, et d'y croire à fond. Le cinéma comme "fenêtre sur le monde" devient une évidence dans de telles conditions !
Donc, Bande de Filles débute brutalement, sans crescendo, déjà à fond, par un match homérique de football américain intégralement joué par les jeunes filles noires protagonistes du film. Tournée au ralenti et appuyée par la puissante musique de Para One (qui suit Céline Sciamma depuis la Naissance des Pieuvres), son énergie explose à l'écran, et l'agressivité dont se livrent les filles se limite au jeu dont elles portent le costume. C'est une scène symboliquement très forte, allégorie des enjeux qui suivront par l'idée du jeu, du groupe et de l'excitation qui en ressort, fumante. À la fin de la partie, lorsque le jeu se termine, des cris de joies transpercent la musique: Il n'y a pas de vainqueur ou de perdant, seulement des joueuses, que la caméra resitue dans le terrain, seules au milieu du stade drapé de noir. Les lumières s'éteignent de manière surréaliste, le titre apparait. Mais à ce moment, aucun moyen de savoir qui sera le protagoniste principal du film.
Lors de la séquence suivante, c'est un retour à la réalité qui s'opère. Les filles rentrent chez elles, la caméra les filme comme une masse sombre unique, magnifique, et puis, elles se séparent peu à peu, elles entrent dans le quartier et soudain, c'est le silence, pesant. La loi des garçons reprend son cours. De 20, elles passent à 10, puis 5, puis 3, puis 2, puis une: Marième, qu'on suit jusqu'à chez elle et jusqu'à la fin du film. La puissance du groupe, l'excitation éphémère qui en résulte, suivie de cette mélancolie individuelle pesante, cette séquence l'illustre avec un talent exceptionnel, comme si, pour parler du groupe et de ses affres, il fallait nécessairement sonder l'isolement, la solitude de chacun.
De fait, Bande de Filles, malgré son nom, gravite surtout autour Marième, jeune fille subtilement rejetée par le système éducatif, subissant les lois du quartier, ses enjeux de pouvoir et d'honneur. Elle rencontrera, alors en plein questionnement sur son son avenir, une bande de filles libres, insoumises, qui l'aideront à ne pas baisser les yeux, à respecter ses propres envies, à adopter le costume qui pourra la rendre plus forte, à se créer un masque.
En ce sens, le film s'appuie sur un récit initiatique romanesque, traitant son personnage comme une véritable héroïne au fur et à mesure qu'elle construit son identité et s'affirme dans son comportement. Elle subit une impressionnante métamorphose, tant physique que dans ses relations à l'autre, changeant même de prénom en faveur de "Vic" (pour Victoire).
Ce récit héroïque et la puissance de son narration rappellent qu'avant d'être la metteur en scène qu'on connait, Céline Sciamma est scénariste, et c'est quelque chose de particulièrement visible dans ses films. Dans Tomboy, elle arrivait à construire un vibrant suspense entièrement basé sur le mensonge de Laure/Michael, alors même que l'action à l'écran se limitait à des parties de foot entre enfants. Ce suspense provenait de la proximité qu'on avait avec Laure, dans chacun de ses gestes, dans chacune de ses envies et de ses mensonges.
Dans Bande de Filles, on entre dans l'intimité de Marième sans être voyeur. C'est par une sympathie pudique qu'on accède à son ressenti, pas par une observation forcée et millimétrée du quotidien de la jeune fille.
Céline Sciamma expliquait d'ailleurs peu après la projection qu'elle ne souhaitait pas se poser de question concernant sa légitimité à filmer un environnement qu'elle ne connait pas totalement. Elle ne voulait pas que le film arbore trop un aspect de vérité documentaire, mais en fait que l'émancipation de Marième apparaisse profondément universelle, que son histoire puisse se produire autant ici que dans "l'angleterre de l'époque victorienne, à un moment où les femmes étaient forcées de porter le corset".
Et de toute manière, les actrices non-professionnelles trouvent toute la place dans les scènes d'impro ou simplement subtilement composées par Sciamma pour s'exprimer telles qu'elles le feraient normalement: A part Maridja Touré qui joue Marième, elles jouent toutes plus ou moins leur propre rôle, leur propre histoire.
Autre chose de remarquable dans les partis pris de Céline Sciamma: sa mise en scène. Celle-ci se rapproche d'ailleurs beaucoup plus de celle de Naissance des Pieuvres que de celle de Tomboy. Ce dernier avait une approche très réaliste de son sujet. Sans musique, sans effets, la caméra se contentant d'observer avec une tendresse magnifique les jeux de Laure, ses ambitions, transformations.
Ici, et c'est peut-être dû au fait que plus de temps fut consacré à cet aspect lors de la pré-production, Céline Sciamme affirme un style particulier dans sa mise en scène, dans ses jeux de lumières crus, bleus, où la fugacité d'une ombre permet l'impossible premier baiser, où l'ivresse d'une couleur sublime l'énergie d'une scène de danse dans une chambre d'hôtel.. A remarquer également, le film entièrement tourné en scope (procédé viser à augmenter la largeur du cadre, très utilisé dans les grandes productions hollywoodiennes), la caméra jamais à l'épaule, toujours fluide dans ses mouvements, lents, patients.
Elle utilise ainsi de nombreux outils cinématographiques afin de, presque paradoxalement, se rapprocher de Marième, d'entrer dans son intimité. L'exemple le plus beau qui me vient en tête vient de la scène où Marième nettoie sa vaisselle, peu après avoir participé à une violente rixe verbale entre sa bande et une adverse. Lors de la scène, elle fait un premier choix en décidant de mentir à sa mère et lui explique qu'elle passe en seconde alors qu'il n'en est rien.
Sa mère s'éloigne et Marième, nettoyant un couteau, s'arrête, l'observe avant de le glisser finalement dans une poche de son pantalon. En filmant cet acte sans emphase, basiquement, on aurait naturellement tendance à le voir comme une grosse connerie en préparation. Cependant, Céline Sciamma filme cette scène en lui injectant une puissance proprement cinématographique. La musique de Para One débute et accompagne l'acte. Un lent travelling arrière filme Marième de dos alors qu'appuyée sur le lavabo, elle lève lentement la tête, telle une super-héroïne. On prend pleinement conscience que si le couteau est un symbole de violence, c'est ici une violence émancipatrice, permettant à Marième de rejoindre la bande, de ne pas se laisser faire, de s'affirmer. C'est un outil de défense, de pouvoir (comme quand, plus tard dans le film, elle s'en servira pour arracher le soutien-gorge de son adversaire lors d'un combat).
Bande de Filles déconstruit cette émancipation pour mieux nous la faire comprendre. Le récit est découpé en chapitres séparés par un fondu noir et -surtout- par le même thème de Para One qui revient à chaque fois plus riche. Chaque étape de la vie de Marième est clairement et structurellement définie, et sa métamorphose en devient plus palpable, par ses différents costumes, masques, pouvant lui faire du mal ou l'aider à grandir, par son comportement profondément changé. (En ce sens, Marième m'a quelques instants rappelé Marie de La Naissance des Pieuvres dans sa prise de confiance, ceci même au détriment de ses proches)
Cette métamorphose est très touchante car ce n'est pas une voie classique qu'emprunte Marième, elle ne se consolide pas dans le but d'être moralement intègre ou de ne jamais se mentir, mais vraiment pour apprendre à se défendre, à survivre dans un monde urbain sans pitié pour les sentimentaux. Elle qui ne pouvait supporter la domination de son frère sur tous les aspects de sa vie finira par lui emprunter des manœuvres quand il s'agira de donner une leçon, ou de rabaisser une jeune fille verbalement agressée par le groupe de mecs traînant avec Marième.
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C'est pourquoi, en sortant du film, en opposé à sa faible durée, j'avais réellement l'impression d'avoir traversé avec Marième toutes les étapes primordiales de sa jeune vie d'adulte, pour arriver, magnifiquement, à cette séquence de fin, ce plan de fin, bouleversants.
Bande de Filles est un voyage extrêmement dense, riche, généreux, amoureux. Et quand un film vous change à ce point, c'est qu'il est merveilleusement bon.
>> https://www.youtube.com/watch?v=wgXYsdoAP5M <<
>> https://www.youtube.com/watch?v=lWA2pjMjpBs <<

Créée

le 31 août 2014

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Aronnax

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