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Le film dont il est question ici a beau dater de 2016, cela ne l’empêche pas de n’être que le deuxième long métrage de toute l’histoire de l’Arabie saoudite. Dans ce berceau du wahhabisme, où le cinéma a été quasiment banni depuis la fin des années 1970, on ne trouve plus qu’une seule salle de projection publique pour tout le pays. De cette régression historique de la liberté des arts et de la vie culturelle, il est question dans Barakah meets Barakah, encore que ce ne soit qu’une toile de fond pour narrer une histoire d’amour sur un mode plus léger qu’engagé et où la gravité ne l’emporte jamais sur le ton de la comédie romantique.


Nous sommes à Djeddah, sur les bords de la Mer rouge, et Barakah est un agent de la municipalité. Vêtu d’un keffieh et d’une longue tunique blanche, il quadrille la ville en voiture et vérifie que les diverses lois en vigueur dans l’espace public soient bien observées. Colporteurs non autorisés, querelles de voisinage, fermeture de brasseries illégales, envahissement du trottoir par les étals des marchands constituent son quotidien. Il vit en communauté dans un logement modeste avec son voisin Da’ash, le tenancier alcoolique et gueulard d’un bar à narguilé au bas de l’immeuble, et Sa’adiyah, une vieille dame surnommée la « reine du quartier » et qui officie comme sage-femme. Il occupe ses loisirs à répéter dans une troupe de théâtre amateur, constituée uniquement d’hommes comme il se doit, et où il se voit contraint de jouer le rôle d’Ophélie dans une adaptation d’Hamlet. Bibi, elle, est une vlogueuse (blogueuse vidéo) très populaire sur le web, elle est l’icône de la boutique de vêtement Karazoka, dont la patronne n’est autre que sa mère adoptive, Mme Mayyada, riche femme d’affaires n’ayant jamais digéré l’idée de ne pouvoir avoir d’enfants. Bibi et Barakah n’auraient jamais dû se rencontrer et n’ont pas grand chose en commun. Comme l’explique Da’ash lorsque le héros lui confie son amour naissant, il ferait mieux de ne pas insister car ce genre de filles n’est pas pour un homme de son milieu, « elle est trop libérée pour nous ». Il ne comprend pas pourquoi son jeune ami tient désormais à boire du café éthiopien équitable (ce que préconise Bibi dans ses vidéos) ni pourquoi il se réfère sans cesse à Instagram, qu’il comprend « Anustagram »…


Car la fracture entre les deux milieux n’est pas que sociale, elle est aussi culturelle et elle touche aux mœurs. Bibi, surnommée « la fille aux hanches divines », est une jeune bourgeoise usant et abusant du mot sweet dans ses conversations, passionnée de mode et tournée vers l’international mais qui, consciente des rigueurs de la loi saoudienne, sépare strictement l’espace privé et l’espace public tandis que Barakah, qui connaît lui aussi très bien la loi et qui est même payé pour ça, se permet, dans sa fougue amoureuse, des audaces que la jeune fille met sur le compte de sa naïveté. Ainsi lorsque, la rencontrant sur une balançoire en bord de mer au vu de tous les passants, il lui offre… de la lingerie fine. « Tu te crois dans les années 80 ? » s’écrie-t-elle apeurée en repoussant le paquet.


Le cinéaste Mahmoud Sabbagh, qui apparaît lui-même à l’écran une ou deux minutes (il joue le rôle du tenancier d’une terrasse que les agents municipaux viennent fermer), délivre en filigrane un message politique, épinglant la police des mœurs qui empêche les amants de se rencontrer et dénonçant les mariages forcés. Dans ce pays où des règlements rigides empêchent les hommes célibataires d’accéder à certains espaces de loisir – comme ce parc d’attraction, ouvert seulement aux familles, aux couples mariés et aux femmes et à l’entrée duquel Barakah se verra bloqué alors que sa dulcinée l’attend à l’intérieur – les amants sont obligés de se retrouver clandestinement sur les toits. Sabbagh fait de temps à autre apparaître à l’écran, sous prétexte d’évoquer les parents de ses personnages, d’ancienne photos antérieures aux années 1970 : on y découvre une Arabie saoudite différente, où rien n’était comme aujourd’hui, du bouillonnement artistique aux tenues des hôtesses de l’air de la compagnie nationale. Il s’amuse, en guise de clin d’œil à la censure, à pixelliser certains éléments du film (un tatouage sur les hanches d’une femme, un verre de whisky, un doigt d’honneur), procédé d’ailleurs appliqué à tous les films étrangers diffusés à la télévision saoudienne. Pour faire passer un message émancipateur, les histoires d’amour sont parfois plus appropriées que les grands manifestes.

David_L_Epée
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le 20 avr. 2017

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