Récemment, je me suis aperçu que je considérais Paul Verhoeven comme l'un des plus grands réalisateurs actuels, un gars que j'adule au plus haut point, voyant en lui un vestige immortel d'un cinéma décalé résistant, survivant face au changements tourbillonnants et tumultueux des productions actuelles. Et pourquoi le considère-je comme tel ? Pour quelles oeuvres ? Pour trois films. Seulement. Trois films de science fiction d'un charme inégalé, entre un Robocop visionnaire et sarcastique, un Total Recall que j'estime une aussi bonne retranscription de l'univers de Philip K. Dick que Blade Runner, et un Starship Troopers cynique et moqueur, d'un recul incroyable sur ses racines et d'une sombre subtilité que trop incomprise.
Verhoeven était le gars qui emballe si grossièrement ses subtiles visions grinçantes et messages désabusés d'un voile punchy jubilatoire.

Trois films de SF pour consacrer Paul comme un des mes trois ou quatre réalisateurs adorés. C'était aussi énorme que maigre. Mais j'en avais pas conscience et je m'en foutais. Bref, il me fallait découvrir autre chose, et ce Black Book, dont le sujet très "intéressant" était à des kilomètres des récits habituels dans lesquels je retrouvais le réal hollandais, s'avérait excellent pour roder mon adoration pour le bonhomme. Allais-je le retrouver ? Allais-je bien voir du Verhoeven ? Les ingrédients qui font le charme si poignant et cru de son cinéma, ceux là même qui n'ont rien à voir avec le sujet "SF", sujet qui n'est qu'un cadre au tableau, seront-ils présents dans ce film ?
Oui, pour certains, et un Verhoeven sans aucun doute. Un excellent Verhoeven.

Rachel se replonge dans les souvenirs obscures de l'occupation allemande de La Haye où, après avoir vu sa famille décimée sous ses yeux, elle a rejoint la résistance et est devenue une espionne de choix, une espionne déterminée, n'ayant plus rien à perdre.

Ce contexte, de manière générale et élargie, maintes fois mis en place au cinéma souffre bien souvent d'une démonstration de faits alourdis par le poids d'un manichéisme excessif, et ce malgré les divers stratagèmes utilisés pour contourner ce piège et amener une réflexion allant au delà du climat de guerre qui lui seul occlut rapidement le récit s'il n'est pas suffisamment maîtrisé.
Mais Verhoeven contourne superbement cette lourdeur éventuelle par son cinéma si cru, si montré, si dur de simplicité et de véracité. La violence, Verhoeven la maîtrise, il la connait et sait la montrer. Il sait en maintenir l'odeur ambiante sans forcément appesantir son histoire de scènes superflues. On ne montre pas ici par la simple violence exacerbée la terreur déraisonnée. Rien n'est gratuit, rien n'est excessif, ce n'est que cruellement et sobrement "là". Pourquoi montrer des séances de tortures interminables à l'apanages d'outils tous plus effrayants les uns que les autres quand on peut se contenter de murmurer doucement à l'oreille de celui qui "mate" l'omniprésence du danger ? Pourquoi s’embarrasser de sentiments surjoués quand on peut sussurer l'horreur de façon lancinante ? Trouvez moi con (et vous aurez certainement raison) si vous le voulez de faire ce rapprochement, mais là je retrouvais mon Verhoeven de Robocop, celui qui utilise la pub pour offrir sa raillerie sur une société de survivants. Et quelque soit le contexte, les films de Verhoeven parlent de survivants. Il montre sans cesse de manière limpide d'une efficace simplicité la dégénérescence d'une humanité qui excelle à trouver les meilleurs artifices pour se leurrer et passer des larmes au rire. Et cette vérité touche dans la résignation.

Verhoeven montre. Verhoeven fait de vous un voyeur, suggérant puis exhibant sans retenue, il jongle avec les images comme une pub sait manipuler vos émotions, le recul et l'ironie en plus sur ce qu'il fait et comment il le fait. Sarcastique le gars, cynique jusqu'au bout, dans une simplicité éraflante.
Et c'est ce que l'on retrouve dans Black Book, suivant Rachel/Ellis qui doit se parer d'une armure de faux semblants pour devenir le caméléon idéal qui dissimulera son âme en veille. Elle est un leurre, un leurre couvant ardemment un désir de vengeance, un leurre aussi mortel et sulfureux que perdu et indécis. Un sujet de choix pour Verhoeven qui montre une adresse experte pour mettre en scène l'illusion. Une femme juive au bras d'un allemand, un monde tant cruel que cultivé, barbare que raffiné, un monde de robots, agissant suivant une mécanique dont les tréfonds de leur conscience ont refusé depuis longtemps à sonder les raisons et les justifications. Comment pourrait-on trouver le manichéen là ou l'esprit est asservit et aliéné à une mécanique qu'il n'a jamais eu le choix de comprendre ? Verhoeven ouvre la lucarne, et on est perdu.

Le hollandais montre par des choix artistiques magnifiques proches des travaux de Janusz Kaminski (directeur illustre de la photographie pour Spielberg depuis La Liste de Schindler) une ambiance de barbarie orgiaque aussi mortelle qu'elle peut être sensuelle, voile hypocrite sur un monde d'horreur pure. Des tons chauds et orangés contrastant avec des profondeurs sombres insondables de coins et recoins, uniformes de mort et linceuls sinistres expulsant la pâleur cadavérique des visages tourmentés, agrémentant ses toiles de maître et ses compositions de touche d'écarlate et de pourpre, sur un bout de tenture ou un foulard de soie comme autant de rappels de la Faucheuse se terrant partout.

Et encore une fois je délaye, comme c'est souvent le cas sur un film qui m'a touché, et au delà.
Artistiquement beau dans tous les sens du terme, orgiaque et lubrique, dans une ambiance que serait surement parvenu à totalement sublimer le regretté compositeur Basil Poledouris, si cher à ce réalisateur, décédé l'année de ce film et dont l'absence se fait de plus en plus tristement sentir. Déballant encore une fois la capacité de Verhoeven à vous dénicher des petites perles d'acteurs méconnus, Black Book confirme le talent de l'homme pour se gausser d'un ton amer, chuinter sa raillerie aigre sur une belle histoire en dépassant le manichéen pour toucher l'humain. Magnifique histoire. Une histoire de survivants. .

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le 8 févr. 2013

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zombiraptor

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