Première réalisation de Vitali Kanevski, sorti en France un peu moins d’un an avant la chute de l’Union Soviétique, « Bouge pas, meurs, ressuscite » intrigue d’emblée par son titre, surgit de quelque part comme du bout du monde. Un film en noir et blanc, pour une histoire se dépeignant entre la neige et le charbon, se déroulant peu après la Seconde Guerre Mondiale, alors que le pays vit plus que jamais sous le joug implacable d’un stalinisme victorieux. Nous sommes à Soutchan (aujourd’hui Partizansk), province non loin de Vladivostok abritant un camp de prisonniers japonais, plongé dans l’Extrême-Orient soviétique. Et sous le regard bienveillant des portraits du petit-père du peuple, se dessine toute la brutalité de deux vies extrêmes : celles de Valerka et Gallia, tous deux âgés de douze ans, vendant du thé chaud sur le marché hivernal. Ici, la prison s’étend bien au-delà de ses murs : les habitants vivent dans une insalubrité pitoyable dont il ne peuvent espérer s’échapper ; car fuir, pourquoi pas, mais où ? La seule échappatoire prend la forme d’un chemin de fer, seule ligne de fuite traversant une épaisse forêt. Bref, un grand nulle part boueux et putride, où nous allons suivre le début d’une romance juvénile transgressive, transformant chaque instant en combat ingénue et perpétuel, puisque rapidement, nos deux protagonistes comprennent que leur complicité est leur unique chance de survie.


La neige donc : gracieuse et blanche, elle devient vite un piège glacé et bourbeux. De même, sous cette belle couverture lui servant de titre, « Bouge pas, meurs, ressuscite » s’avère volontiers destructeur, puisque dès les premières minutes, le jeune Valerka assiste déjà au triste spectacle d’une babouchka noyant des chatons. En plus du noir et blanc, le film est également souvent flou, se montrant ouvertement anti-spectaculaire, jusqu’au-boutisme : lors d’une scène de déraillement de train, Vitali Kanevski, plutôt que d’en profiter pour faire son beurre, choisit de réduire l’action à un photogramme de pas plus de deux secondes, montrant le train tomber pathétiquement dans la neige. De cette austérité se mêle une esthétique pratiquement documentaire : caméra au poing, et surtout l’accent mis sur l’expression des personnages, bien plus que sur la tension émanant des situations. C’est simple, c’est brut, c’est un goulag esthétique hyperréaliste parvenant, malgré tout, à glisser dans son approche une forme de poétisation flirtant presque avec le fantastique, notamment par la voie de la lumière : souvent (pratiquement à la fin de chaque séquence), Valerka est éclairé sans raison apparente par une lumière dépourvue de source. C’est que « Bouge pas, meurs, ressuscite » est filmé à hauteur d’enfance nue dans une contrée mutilée. D’ailleurs, le film se targue d’un son quasi entièrement postsynchronisé ; méthode très nouvelle-vague et largement obsolète dans les années 1990, elle souffle le fait que le réalisateur dirige ses acteurs en même temps que tourne la caméra, dans une forme d’improvisation hébétée et compatissante, d’autant plus lorsqu’on sait que son acteur principal, Pavel Nazarov, est un fugueur multirécidiviste, aujourd’hui adulte et en prison pour trafic de drogue.


Mais au-delà de l’enfance décharnée, « Bouge pas, meurs, ressuscite » est également un film sur la condition de la femme en ce milieu hostile. Elles s’y trouvent dans des situations terrifiantes : prisonnières, prostituées, folles… Rendant d’autant plus touchant le personnage de Galia et sa relation avec Valerka : elle se risque à lui donner des conseils, puis rapidement, domine leurs rapports via son bon sens et ses solutions, apportant l’occasion d’une rédemption. Puis il y a cette séquence finale, d’une glaçante épouvante, où toute la violence du monde s’exorcise à dos de balais.


Véritable explosion d’un hyperréalisme poétique volant en éclat dans une âme russe annihilée, notamment soulignée par les maintes reprises des chansons soviétique, ce véritable ravage, choc esthétique pour un premier film désœuvré, livre une image de la misère confinant au sublime dans tout ce qu’il a de plus âpre et terrifiant, dans un point de vue hors politique, sans leçon de bonne pensée, ni picotements. Reste la stupeur. Typiquement le calibre de film avec lequel l’empathie sera strictement impossible, pour ne pas parler d’un cinéma viscéralement inconfortable, mais qui reste, jusqu’à ne plus lâcher, tant sa puissance relate une justesse hallucinante. Autobiographie piégée par les ruines, pierre angulaire du cinéma russe contemporain. Ne te retourne pas.

JoggingCapybara
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le 30 janv. 2022

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JoggingCapybara

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