Cannon Fodder
7.2
Cannon Fodder

Court-métrage d'animation de Katsuhiro Ôtomo (1995)

Le 23 décembre 1995, le film Memories est programmé dans les cinémas japonais. Il s’agit de l’adaptation du manga Kanojo no Omoide de Katsuhiro Ōtomo, édité lui le 23 mars 1990 au Japon. Memories est un omnibus, c’est-à-dire un film composé de trois courts métrages qui forment des séquences analytiques distinctes autour du thème commun du « souvenir ». Katsuhiro Ōtomo n’est pas associé à la fabrication du premier court métrage, Magnetic Rose, dont la direction artistique est assurée par Satoshi Kon. Il écrit le scénario du deuxième court métrage Stink Bomb, la direction artistique étant confiée à Hirotsugu Kawasaki. Il signe cependant le scénario, la réalisation, mais surtout la direction artistique de Cannon Fodder.

La représentation d’une société totalitaire…

Le réalisateur du déjà culte Akira (1988), également adapté d’un de ses mangas, donne à Cannon Fodder un univers visuel et sonore menaçant. Dès le premier plan du film, où le réveil du jeune garçon représente la destruction d’un château par un canonnier, les couleurs du décor sont ternes. Les différents objets reflètent peu ou mal la lumière. D’ailleurs la moitié de l’écran est à l’ombre. Les plans de Cannon Fodder sont parfaitement cohérents, car ils comportent tous des décors opaques, et des colorimétries mates, peu contrastées. Des zones ombragées sont présentes sur tous les personnages et objets. Cette démarche artistique donne une impression de pesanteur à la société dans laquelle évoluent nos personnages, qui apparaît oppressante et sinistre. Ces attributs sont renforcés par la reprise d’éléments de l’imagerie fasciste dans les dessins des décors : les lettres de tous les écrits possèdent une typographie particulière comme le gothique des propagandes fascistes ; le S de cette typographie s’écrit avec deux éclairs côte à côte rappelant l’un des symboles des Waffen-SS. Enfin, l’univers sonore est apeurant : les musiques composées par Hiroyuki Nagashima sont le plus souvent rythmées et comportent des percussions omniprésentes, au même titre que les bruitages diégétiques mimant les chocs métalliques et les explosions de canons. Les différentes voix de personnages déformées par des mégaphones n’arrangent rien, les quelques alarmes qui retentissent non plus.

...dans laquelle les personnages souffrent…

Le père, la mère et l’enfant avec qui l’on vit une journée, subissent la violence de cette société totalitaire à laquelle ils appartiennent. Le scénario l’explicite à l’aide de scènes fortes : l’enfant n’apprend rien d’autre à l’école que le tir au canon, la mère est contrainte à se mettre en rang et à acclamer chaque tir du canon 17, le père fait un travail dangereux pour sa santé qui lui vaut des réprimandes. La direction artistique participe également à démontrer cette souffrance. Tout d’abord, certains traits de crayons qui ont servi à dessiner les personnages sont laissés visibles : on remarque donc les rayures tracées pour créer les zones d’ombre et une disharmonie dans la largeur des contours des personnages. Ce dessin donne l’impression d’observer des esquisses travaillées en mouvement. Les personnages semblent donc inaccomplis dans cette société. Ce parti pris artistique souligne sûrement aussi le caractère puéril de la guerre, comme quelques autres scènes presque comiques. Ce sont également les styles graphiques des personnages qui démontrent cette souffrance : la peau des personnages est grisâtre, leurs yeux sont globuleux avec des contours noirs épais, les hommes ont tous le nez coloré. Les ouvriers sont par ailleurs souvent représentés courbés lorsqu’ils marchent ou sont en position assise.

...sans que cela n’ait de sens.

Que cela soit dans le scénario, la mise en scène ou la direction artistique, Katsuhiro Ōtomo n’oublie jamais de nous faire comprendre que cette société dysfonctionne. Rien n’a de sens. D’ailleurs l’enfant ne sait pas contre qui sa famille se bat, et à entendre le dialogue avec son père, on se demande si lui le sait.

Papa, je peux te poser une question, contre qui on se bat ?
Tu comprendras quand tu seras plus grand.

Grâce à ses raccords ingénieux, le court métrage imite un long plan séquence de cinéma. Ce qui donne un rythme effréné à cette journée qu’on ne voit pas défiler. On n’a pas de répit pour réfléchir, comme probablement cette famille, qui a oublié de s’indigner de ce qu’elle est obligée de vivre. Là encore, des choix de direction artistique sont importants. La ville dans laquelle évoluent nos personnages est représentée dans plusieurs plans. Elle semble inspirée de la ville de Métropolis, théâtre du film de Fritz Lang du même nom. Notre famille vit dans les bas-fonds de cette ville qui s’étend verticalement, comme probablement toutes les autres familles pauvres. Les bâtiments s’imbriquent géométriquement pour former une masse urbaine pesante qui écrase sa classe ouvrière. Comme pour l’expressionnisme allemand du début du XXème siècle, les formes des bâtiments sont cassantes et donnent un caractère violent à cette ville rehaussée par les canons qui dominent les toits. Tout étouffe les personnages sans justification aucune.

Le génie de Katsuhiro Ōtomo est manifeste dans Cannon Fodder, qui constitue un des plus beaux plaidoyers antitotalitaires du cinéma. Il y a énormément d’éléments à relever dans le scénario et la mise en scène pour expliquer à quel point ce court métrage démontre l’absurdité du totalitarisme et de la guerre. On aurait pu commenter par exemple le culte de la personnalité que voue le jeune garçon à un chef de guerre, ou l’animation de son dessin à la fin du court-métrage qui déshumanise complètement le conflit. Néanmoins, c’est la direction artistique de Katsuhiro Ōtomo qui nous a intéressés, car j’estime que c’est elle qui entérine remarquablement cette dénonciation profonde des horreurs de la tyrannie de la violence.

Créée

le 4 déc. 2023

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