Aussi difficile que cela puisse paraître, Matt Ross arrive parfaitement à se sortir du piège idéologique que pouvait lui imposer un film tel que Captain Fantastic. Le film, d’ailleurs, fait l’effet d’une pop song rêveuse qui matérialiserait une rencontre impromptue entre la sève baroque de Sufjan Stevens et la pesanteur atmosphérique d’un groupe tel que Sigur Ros : un vent de fraicheur qui symbolise la liberté, un don filmique pour dépasser les caricatures et s’adonner au thème tant recherché qu’est celui de l’identité où mère nature devient une salle de classe. Dans Captain Fantastic, la notion même d’exister est plus imagée qu’à l’accoutumée : vivre, c’est tuer ou être tué comme essaye de l’apprendre Ben, à ses nombreux enfants.


Lui et sa petite tribu vivent dans un amont forestier, entouré par la végétation et isolé de la société de consommation comme nous la connaissons. Déscolarisés, les enfants lisent de la grande littérature, apprennent à débattre sur des sujets hautement philosophiques, parcourent les bois en courant comme s’ils faisaient partie d’un commando d’élite, se battent avec des couteaux, jouent de la musique pour ressentir les joies d’une certaine forme de communication et mangent ce que la nature leur apporte dans sa pureté la plus stricto sensu. Dans son imagerie bohême, où la primitivité devient une forme d’élitisme et où la modernité un fardeau aliénant, Matt Ross suit une sorte de cahier des charges mettant en place l’univers utopique et artistique du parfait petit altermondialiste.


Environnement cinématographique qui pourrait en rebuter plus d’un mais dont les traits parfois forcés, « indie » formatés Sundance, sont judicieusement réfléchis et forts dans leur utilisation de l’humour pour éviter à l’œuvre d'être qu’un pamphlet moralisateur. A l’annonce de la mort de la mère de famille, ils décident d’aller à ses funérailles malgré la menace du grand père de faire arrêter Ben par la police, avec comme préjudice de perdre la garde de ses enfants.


La grande force de Captain Fantastic, outre son casting et son aspect faussement DIY dans sa réalisation humble et lancinante, c’est la double dualité qui l’accompagne durant tout son périple : d’un côté prendre le visage d’une mosaïque colorée voire bariolée qui aime détruire avec roublardise et flagornerie le fantasme de l’éducation et de l’appropriation de soi Américaine et puis de l’autre, faire suinter de cette perfection aussi libertaire que sectaire, une mélancolie « conformiste » face à l’irrévérence malaisante de la situation. Pour preuve, sous la couche imposante de ce gentil conte initiatique, Matt Ross n’oublie pas de nuancer son propos et d’inscrire son récit dans une réelle réflexion sur l’éducation et la possibilité de l’intransigeance quant au dépassement de soi même : Captain Fantastic c’est un peu comme si Whiplash avait chahuté avec Little Miss Sunshine tout en s’appareillant du vestige hippie.


Alors que Captain Fantastic cajole sa petite troupe et aime lancer des petites piques sur le déclin américain à l’image de la bêtise crasse de la jeunesse actuelle ou de la corpulence dégoulinante du peuple étasunien, Matt Ross ne confond pas critique facile avec manque de recul. Et même si l’analyse qui s’installe de cette introspection familiale et les valeurs qui en découlent parait parfois entre deux eaux, le réalisateur vise aussi les propres défaillances de l’anti système où le savoir récité à la perfection devient une machine à déshumaniser et où la connaissance devient un étalage gargarisant pour freaks endimanchés.


Et là, dans l'acclimatation de ce petit groupe attachant, auquel chacun a droit à une vraie caractérisation, se pose l’ultime question : passer de la théorie au passage à l’acte, se défaire des bouquins pour tenter l’expérimentation : de l’amour, de la société ou même de l’individualité. Le réalisateur, qui trace un portrait aussi anxiogène que bienveillant de ce père au « foyer », incarné par le non moins incroyable Viggo Mortensen, a conscience de la difficulté de son préposé : notamment par le biais de cette référence à l’œuvre Lolita de Nabokov : faire aimer une certaine forme d’immoralité, d’inconscience.


Et c’est alors que le film prend une autre tournure et c’est dans les yeux de Ben qu’on se perd. L’interrogation, la culpabilité qui malgré la fierté d’avoir essayé de les faire grandir et d’en faire des êtres uniques, des « philosophes rois », il est devenu tout ce qu’il ne voulait pas qu’il soit : une entrave à leur liberté. Et même si la toute fin du film rebrousse chemin et retourne un peu sur ses pas et unifie les deux versants d’une même société, Captain Fantastic prend aux tripes et déverse alors une émotion sincère improbable avec comme plus grande victoire : nous faire aimer cette bande de freaks.

Velvetman
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 14 oct. 2016

Critique lue 6.4K fois

125 j'aime

3 commentaires

Velvetman

Écrit par

Critique lue 6.4K fois

125
3

D'autres avis sur Captain Fantastic

Captain Fantastic
Fiuza
5

Viggo e(s)t Bo

Le réalisateur du film a t-il vu Vie Sauvage de Cedric Kahn ? En tous les cas il le devrait peut-être car, si ce dernier n'est pas un chef d'œuvre, il a le mérite d'être brutalement descriptif et...

le 13 oct. 2016

146 j'aime

9

Captain Fantastic
Vincent-Ruozzi
7

The Goodfather

Ben vit avec ses six enfants au fin fond d’une forêt luxuriante du Nord-Ouest des États-Unis. Leur journée est rythmée par des entraînements physiques intensifs et de longues lectures sur des sujets...

le 23 oct. 2016

125 j'aime

6

Captain Fantastic
Velvetman
7

Culture Freaks

Aussi difficile que cela puisse paraître, Matt Ross arrive parfaitement à se sortir du piège idéologique que pouvait lui imposer un film tel que Captain Fantastic. Le film, d’ailleurs, fait l’effet...

le 14 oct. 2016

125 j'aime

3

Du même critique

The Neon Demon
Velvetman
8

Cannibal beauty

Un film. Deux notions. La beauté et la mort. Avec Nicolas Winding Refn et The Neon Demon, la consonance cinématographique est révélatrice d’une emphase parfaite entre un auteur et son art. Qui de...

le 23 mai 2016

276 j'aime

13

Premier Contact
Velvetman
8

Le lexique du temps

Les nouveaux visages du cinéma Hollywoodien se mettent subitement à la science-fiction. Cela devient-il un passage obligé ou est-ce un environnement propice à la création, au développement des...

le 10 déc. 2016

260 j'aime

19

Star Wars - Le Réveil de la Force
Velvetman
5

La nostalgie des étoiles

Le marasme est là, le nouveau Star Wars vient de prendre place dans nos salles obscures, tel un Destroyer qui viendrait affaiblir l’éclat d’une planète. Les sabres, les X Wing, les pouvoirs, la...

le 20 déc. 2015

208 j'aime

21