Chienne d'histoire
6.4
Chienne d'histoire

Court-métrage d'animation de Serge Avédikian (2010)

Voici un court métrage qui a obtenu la Palme d’or à Cannes en 2010, probablement pour ses qualités artistiques mais sans doute aussi pour des raisons un peu plus politiques, beaucoup ayant vu dans le récit une sorte de métaphore du génocide des Arméniens.


Pourtant, l’histoire qui nous est relatée, et qui n’est en rien une invention de l’auteur, s’est produite en 1910, quelques années avant le génocide : 30 000 chiens errants de Constantinople ont été capturés puis abandonnés sur un îlot rocheux où ils finirent par mourir de soif et s’entre-dévorer. Le parallèle a été fait par les spectateurs du fait des origines arméniennes du réalisateur et parce que l’élimination des chiens à Constantinople en 1910 révèle des mécanismes qui ne semblent pas très éloignés de ce qui se passera en 1915, nous y reviendrons. Serge Avédikian, dans les entretiens que l’on peut voir, ne dit pas qu’il serait faux de ne pas penser au génocide en voyant son film tout en affirmant qu’il ne s’agit pas d’un film sur le génocide mais d’un récit de ce qui s’est produit à Constantinople en 1910.


Le film est en effet très documenté, il s’appuie notamment sur Les Chiens d’Istanbul de Catherine Pinguet, et la dimension documentaire est très forte, que ce soit sur le plan de ce qui nous est narré ou sur celui de ce qui nous est montré. Les images produites sont très belles, et je suis ému par leur visionnage car il me rappelle le séjour passé dans cette cité, pour moi une des plus belles du monde. On reconnaîtra, si je ne me trompe pas, la mosquée bleue ou le palais de Dolmabahce. Les peintures de Thomas Azuelos sont somptueuses et l’ambiance sonore est particulièrement réussie. Mais si les couleurs sont magnifiques, on regrettera le côté fruste de l’animation, saccadée, et le dessin ingénu qui est proposé et qui contraste avec la précision des supports (photos, et cartes postales notamment).


Ce qui est intéressant dans cette histoire, peut-être plus que dans le film dont la deuxième partie centrée sur le sort des chiens m’a paru moins intéressante, c’est que l’on comprend que les différentes solutions envisagées pour éliminer des chiens seront au XXème siècle ensuite appliquées pour éliminer des hommes (même s’il faut se garder de tout discours téléologique). Je précise : après leur arrivée au pouvoir en 1909, les Jeunes Turcs veulent moderniser le pays et à Constantinople, ils désirent éliminer les chiens errants, dans une logique hygiéniste et « moderniste », afin que Constantinople ressemble davantage à une ville occidentale. Ils étudient différentes propositions, dont celle du docteur Remlinger qui est alors directeur de l’Institut Pasteur. Pour ce dernier, la solution idéale est d’utiliser des chambres à gaz en périphérie de la ville, comme cela se faisait dans certaines fourrières à Londres ou Paris, mais il leur propose un projet plus précis pour cette « décanisation », avec atelier de dépeçage, tri et récupération des graisses, peaux et os, permettant de produire de jolis bénéfices en sus de l’objectif initial. Mais les Jeunes Turcs ne choisirent pas cette option, car si le chien n’entre pas dans les maisons en terre d’islam, il est toutefois apprécié dans les rues et son éradication n’était semble-t-il pas très populaire. On préféra envoyer les chiens sur un îlot rocheux et les y laisser mourir. Car au bout d’un certain temps, on n’entendit plus les hurlements des chiens… Il est peut-être plus facile d’éloigner et de laisser mourir que de donner la mort systématiquement, et c’est d’ailleurs en partie ce qui va se produire en 1915 où l’on va déporter et laisser mourir de nombreux Arméniens dans le désert. D’ailleurs, même s’ils étaient au départ plutôt favorables à l’intégration des Arméniens, les Jeunes Turcs qui ont déporté les Chiens de Constantinople en 1910 seront ceux qui mèneront à bien le génocide des Arméniens en 1915…


Si cet événement de 1910 vous intéresse, vous pouvez jeter un œil sur un article précis et joliment illustré de Catherine Pinguet.


Vous pouvez aussi regarder un entretien intéressant avec Sergé Avédikian.


Le film est à voir ici : https://www.youtube.com/watch?v=GgDsp1_nFgc

socrate
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le 4 avr. 2020

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socrate

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