Dans l'étrange ballet qu'est la scène d'ouverture de «The Conversation», Francis Coppola présente Harry Caul dans son quotidien, noyé dans la masse, anonyme sur cette place de San Francisco qui grouille de monde. Il est là, au beau milieu de ces gens, contemplant le curieux manège, il reste à distance, si proche mais pourtant si lointain.
On ne doit pas le cramer.
À l'image de ce mime qui, un court instant, le suivra à la trace, Harry est une ombre qui doit se fondre dans celle de ceux qu'il surveille.
Il est payé pour ça, c'est son métier. Chef d'orchestre, il est dans son élément, en bon professionnel, sa maîtrise ne laisse rien au hasard.
Et lorsqu'il rentre chez lui, qu'il tourne les clés dans les multiples verrous qui empêchent qu'on viole son intimité, il laisse tout derrière lui et retrouve son infinie solitude.


J'en place une, ici, avant d'oublier, pour Gene Hackman qui est absolument prodigieux en développant sans doute, si on n'est pas assez con(ne) pour oublier son rôle de flic hard-boiled dans l'excellent «French Connection» de William «Statue-de-cire» Friedkin -si si, tu peux me croire, je l'ai vu récemment et j'ai cru que j'étais au Musée Grévin, le mec est tellement jaune qu'il pourrait jouer dans Les Simpsons-, sa composition la plus saisissante.


Harry Caul et son piano mental, donc, ce score pour cordes frappées de David Shire (beau-frère du Francis car marié à l'époque à sa sœur, Talia qu'était, quand même, la greluche de Rocky Balboa, tu sais quand Stallone a la gueule toute enflée d'avoir été caressée de trop près par Appolo Creed, et qu'il se déchire la tronche à susurrer «Adrienne !!!», bah c'est elle qu'il appelle. La moche, là, voilà...) comme un serpent, pernicieux de mimétisme et qui semble s'enrouler aux tourments du voyeur à moustaches, véritable révélateur de ce qui se cache sous l'eau, endormi derrière ces façades de pacotille, sous ce sang froid où les cloisons factices sont autant de murailles pour se protéger d'un monde qui commence, peu à peu, avec ses immeubles éventrés, dégueulant leurs entrailles, à lui ressembler à mesure qu'il avance sur son chemin de croix.
Comme si le monde savait qu' Harry était en démolition et qu'il voulait l'accompagner.


Sa seule fenêtre, il l'ouvre en soufflant dans son saxophone et il s'envole loin de sa vie de faussaire, même s'il reste posé sur sa chaise. Ses pieds bougent, pour marquer le rythme, mais ils n'avancent pas et le laissent enfermé dans son appartement-bunker.


L'homme perd pied au moment même de sa vie où il semblait enfin disposé à assumer ses actes. Au calme des rituels immuables succède cette tempête finale où son monde intérieur explosera en un fatras dévastateur paranoïaque qui laissera son appartement dans le même état que le sien, une coquille vide, concassée, plaie douloureuse vouée à continuer à errer dans les limbes, au son doucereux d'un saxo qui hurle.


Splendide variation mélancolique sur l'Amérique et sa morale qui vacille, vérolée, au bord des lendemains qui déchantent, «The Conversation» subjugue par son montage miraculeux, ses nappes qui se succèdent, révélant un puzzle grandeur nature et son assemblage hasardeux de faits et de fantasmes.
Le malaise est palpable, inévitable. Harry Caul est un Croisé des temps modernes, son imperméable est son armure. Catholique-voyeur, il ne fait que son métier.
Il faut que le sol s'ouvre sous ses pieds pour qu'il expie enfin ses fautes, qu'il force la Miséricorde, croyant bien faire et parvenir enfin à terrasser ses démons, et constate qu'il n'est que cet enfant penaud d'avoir trop forcé sur la mauvaise pièce du puzzle pour qu'elle rentre à la mauvaise place.
Celle qu'il lui avait choisie.

DjeeVanCleef
10
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à sa liste -Néo-Noir-

Créée

le 1 sept. 2015

Critique lue 1.6K fois

66 j'aime

7 commentaires

DjeeVanCleef

Écrit par

Critique lue 1.6K fois

66
7

D'autres avis sur Conversation secrète

Conversation secrète
Alexis_Bourdesien
9

L'écouteur écouté (?)

Il est amusant de constater la différence qu’il peut exister entre deux œuvres qui se suivent d’un même réalisateur. Ici Francis Ford Coppola semble passer du coq à l’âne, en réalisant Conversation...

le 29 oct. 2014

82 j'aime

3

Conversation secrète
DjeeVanCleef
10

The Wire

Dans l'étrange ballet qu'est la scène d'ouverture de «The Conversation», Francis Coppola présente Harry Caul dans son quotidien, noyé dans la masse, anonyme sur cette place de San Francisco qui...

le 1 sept. 2015

66 j'aime

7

Conversation secrète
Gand-Alf
8

Sur écoute.

Entre deux volets de sa trilogie du "Parrain", Francis Ford Coppola recevait sa première Palme d'or pour "Conversation secrète", leur exacte opposée. Car à la grandiloquence de sa fresque mafieuse,...

le 26 janv. 2014

34 j'aime

Du même critique

Retour vers le futur
DjeeVanCleef
10

Là où on va, on n'a pas besoin de route !

J'adore "Retour vers le futur" et j'adore le couscous. C'est pas faute d'en avoir mangé, mais j'adore, ça me ramène à une autre époque, une époque où j'avais empruntée la VHS à Stéphane Renouf -...

le 22 mai 2013

204 j'aime

32

Les Fils de l'homme
DjeeVanCleef
10

L'évangile selon Thélonius.

2027, un monde où les enfants ne naissent plus, comme une malédiction du Tout-Puissant, un courroux divin. Un monde qui s'écroule sous les coups des intégrismes de tous poils, où seule, la Grande...

le 26 juil. 2013

194 j'aime

36

Rambo
DjeeVanCleef
9

La chasse.

Welcome to Hope. Ses lacs, ses montagnes et Will Teasle son Shérif. Plutôt facile de faire régner l'ordre par ici, serrer des pognes et éviter les embrouilles. Par exemple, escorter cet intrus, ce...

le 13 mai 2013

181 j'aime

46