Ou comment tuer l’ennui sous le soleil.


On retrouve ici Philippe Noiret incarnant Lucien Cordier, un véritable maître de la dialectique sophiste, ne cessant de bafouiller : « Je ne dis pas que vous avez tort. Je ne dis pas que vous avez raison » ou encore « C’est pas ça. Mais c’est pas tout à fait le contraire ».
Lui non plus, il n’est pas que ça : il est aussi un policier pleutre parmi les pleutres s’occupant d’une petite ville coloniale, engloutissant des canards entiers pour son dîner, cocufié sous son propre toit par un abruti fini qui a sa propre chambre - Nono interprété par Eddy Mitchell -, et bientôt tueur en série.
Relativisme dangereux et système pourri faisant bon ménage, il est amené à incarner une justice expéditive.
Sa mission se veut quasi christique (« Moi, je suis le Christ ») : juger les hommes et se débarrasser des salopards de toutes sortes. Or, personne n’est innocent dans ce lieu trop chaud que la justice a quitté pour aller s’aérer : entre les maquereaux s’amusant à tirer sur les cadavres locaux, les maris violents, les femmes hypocrites, les flics racistes et même les témoins muets de la tyrannie racialiste (« T’as trop léché le cul des blancs, Vendredi »).
Devant ce trop-plein d’injustice impossible à résorber, Lucien prend son boulot à coeur : il va être contraint de « serrer la vis ».
Mais ce qu’il devient alors, c’est un Christ tentateur et non rédempteur, un antéchrist, un Christ qui n’est qu’un homme, voué à créer la discorde qui trouvera son apogée lors du final lié à une histoire d’argent.
Non content de laisser advenir le mal, il extrait des individus ce qu’ils ont de pire, il provoque ce qui est là en puissance. Jouant de son image d’idiot, Lucien maîtrise l’ironie et enchaîne les petites victoires. Derrière son air inoffensif et avenant, Noiret parvient à être effrayant dans son rôle de tueur froid, davantage que dans Le vieux fusil.


On croise également la jeune Isabelle Huppert dans le rôle d’une nymphette amante de Lucien qui ne sera pourtant pas épargnée. (« Oh, je jouis » formule-t-elle à un moment ; à croire que la question de la jouissance féminine guide la carrière de Huppert : Les Valseuses, Loulou, La pianiste, Elle…)


Enfin, le lieu est décisif : le Sud des États-Unis du roman de Jim Thompson - 1275 âmes - laisse place à l’Afrique coloniale. Son ambiance pesante se fait sentir dès le début du film et ne manque pas de rappeler le passage du Voyage au bout de la nuit sur le colonialisme. La critique est parfois évidente lorsque Tavernier laisse ses personnages s’entraîner au tir sur les affiches des troupes coloniales ou bien lorsqu’il filme les visages hébétés d’enfants apprenant un hymne national qui ne signifie rien pour ceux qui le chantonnent.
L’Afrique coloniale, « la forêt vierge », semble être le seuil où le bien et le mal se brouillent, où les frontières morales se confondent. Remédier à la lâcheté en agissant. Certes, il faut agir, mais l’homme n’est-il pas condamné à ne faire que le mal quoique ses intentions lui paraissent bonnes ?
Cette terre de la licence est peut-être gouvernée par la théorie des climats : les âmes - justement - , ne s’échauffent-elles pas plus vite sous un soleil de plomb ?
D’ailleurs, que fait-on sous le soleil noir des Afriques ? - « Rien, comme tout le monde quand on peut » répond Lucien. D’autant plus lorsqu’on est militaire, c’est alors important de « savoir rien foutre » avoue Marielle bis qui revient sous les traits d’un adjudant-chef.
Le soleil fait enfler les passions et noircit le coeur des hommes désoeuvrés ou plutôt, il exacerbe leur noirceur naturelle. Les tentations sont dénombrables - sexe, pouvoir et butin relevant d’un égoïsme minable et d’une inébranlable logique de l’appropriation - et pourtant, leur ombre s’étend infiniment.


Terminons sur la pensée de Pascal intitulée « Mien, tien. » et particulièrement appropriée :
« « Ce chien est à moi », disaient ces pauvres enfants. « C’est là ma place au soleil. » Voilà le commencement et l’image de l’usurpation de toute la terre. »

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le 3 juin 2018

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