Sans aucun doute Serge Bozon est un réalisateur difficile à aimer: son naturalisme (dans La France surtout) mêlé à des séquences de comédies musicales et autres afféteries maniérées à directions artistiques rudimentaires peuvent rebuter et barricadent un univers cinématographique insulaire. Que son nouveau film, Don Juan, et toujours comédie musicale, soit marqué par son insuccès cannois, ponctué de départs, et au box-office (un peu plus de 7000 entrées en trois jours) n'étonne donc que peu. Pourtant, servi par Tahar Rahim, désormais star international, Virginie Efira et Alain Chamfort lui-même, Don Juan est déjà remarquable par son ampleur dans la filmographie de Bozon et s'ouvrait, davantage que les précédents, au grand public: si les chants sont toujours amateurs et imparfaites, l'accompagnement musical est déjà plus abondant, notamment grâce aux séquences au piano de Chamfort, et le relatif encadrement du récit dans la réadaptation de la pièce de Molière promettait une porte d'entrée à l'univers, «bozonien» s'il en est. Simplement, ce serait oublier ce qui fait réellement l'exemplarité des œuvres de Bozon et en même temps leur talon d'Achille auprès de l'industrie cinématographique : le sens de l'inopiné.

Alors qu'une grande partie d'un certain cinéma contemporain repose avant-tout sur le formatage, sur la promesse d'un spectacle remplissant sa fonction et sur le pitch, Bozon est bien lui le cinéaste de l'inattendu, et de la protéiformité. Chaque scène succédant à l'autre la remplace, chaque scène se déploie entièrement et en même temps s'inscrit durablement dans un puzzle sentimental, intime, complexe et labyrinthique.

Ici, dans Don Juan, la promesse de l'adaptation de la pièce Don Juan laisse vite place à l'indépendance du film: séquences chantées avec passion et chorégraphies jalonnent le film évidemment. Mais même dès le début, Bozon brise toute attente en nous introduisant son personnage comme un marié indécis, ponctuant les symphonies classiques de vrombissement de téléphone. Non seulement il parvient alors à intégrer directement Don Juan dans le monde moderne, mais il arrive même avec élégance à tirer d'éléments contemporains banals ou imparfaits une réel beauté, une véritable grâce, comme plus tard il parvient à transformer Virginie Efira, Elvire et ses différentes variations, en véritable figure théâtrale tragique, comme plus tard il arrange un mariage rythmé par de la pop en enterrement funeste.

Dès lors, le Don Juan interprété par Rahim fascine donc bien par son inconstance, sa figure singulièrement hagard, son regard égaré duquel Bozon prélève une intensité étourdissante dans de magnifiques gros plans. A la fois séducteur et séduit, prédateur et proie, le Don Juan du XXIe siècle est avant-tout un homme perdu, loin de la légende, incertain, et le scénario tourbillonnant du film en témoigne. Bozon ainsi plonge dans un inconscient qui reproduit incessamment les hantises du passé et multiplie les fenêtres ouvertes de possibilités tout en se refermant dans un vase-clos surréaliste.

Chaque variation, chaque pas-de-côté, chaque intermède (qui constituent entièrement le film finalement, une série d'intermèdes lancinants), révèlent aussi le cœur du long-métrage et l'obsession cinématographique du cinéaste: la scène et le théâtre. Mods, moyen-métrage de 2002, rappelait déjà le mouvement culturel des années 50 de ces «mods» reposant avant-tout sur l'apparence vestimentaire, tout comme le souci de La France était premièrement la mise en scène de soi, l'altération et l'interprétation d'un rôle, à travers l'histoire de cette femme, à la recherche de son mari, se prétendant jeune soldat.

Ici, tout est jeu d'acteur et tromperie: que la scène de théâtre soit donc incorporé au scénario n'est pas vaine mise en abyme, c'est un reflet abstrait de toute la construction du film, dans lequel l'apparence prime. Lorsque Rahim est pris regardant une femme avec intensité, il se justifie par la volonté de s'imaginer non pas avec elle mais en elle, tandis qu'Efira lui reproche justement, non pas réellement des sentiments, mais un regard, une attitude. Ainsi, la mise en scène de soi est encore central à l'univers «bozonien». Plus globalement, c'est la facticité qui imprègne le film: Bozon, s'il est parfois à tendance naturaliste comme dans La France, est à mille lieux d'une mise en scène pseudo-réaliste, et au contraire entoure son film d'un parfum d'irréalité, comme lorsqu'un plan superpose par le truchement d'une vitre la mer, douce, aux couleurs paradisiaques, sur les visages graves de Rahim et d'Efira.

Pourtant, la réalité n'est pas non plus mise au placard, écartée, comme dans les grandes comédies-musicales de l'âge d'or hollywoodien : elle reste toujours tapi dans l'ombre mais sublimée par la mise en scène. C'est ces éléments de modernité intégrés, mais aussi ces moments de commentaires sur la pièce, auprès de lycéens, qui rattachent toujours l’œuvre à un décor concret.

Le cinéaste mêle donc abstraction et conte, Molière et comédie musicale pourrait-t-on dire, pour en faire un ballet grandiose et simpliste, fait de façades et d'introspections en même temps. Tout est à l'image de ce magnifique théâtre, à Granville, où est tourné en grande partie le film, la scène donnant sur une vue extérieure de la mer: l'ouverture sur l'autre et la fermeture intime des relations amoureuses sont sublimées.

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le 26 mai 2022

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