La délicieuse recette du nanar aux navets

La fameuse recette, pour commencer, dans sa version la plus élaborée, celle de Plan 9 from outer space, ingrédients et mode d'emploi :

- le titre : rechercher un titre sibyllin, l'évocation d'un 9ème plan, sans qu'on sache jamais ce qu'il en était des huit précédents;
- la production : faire produire un film sur des extra-terrestres, pilleurs de tombe, en vue de ressusciter les morts par des religieux intégristes, en leur expliquant que grâce à l'argent gagné, ils pourront produire nombre de films très religieux ;
- la grande vedette : indispensable évidemmen t; ici ce sera à nouveau Bela Lugosi. Mais il y a un très léger problème : il est mort pendant (et même avant) le tournage. Il reste un rush, une toute petite scène muette où on le voit cueillir une fleur devant sa maison. Il suffira d'utiliser cette scène dans le film, une petite dizaine de fois, avec une voix off parlant d'autre chose ;
- le body double : pour développer un peu plus le rôle de Lugosi, on fera appel à une doublure - de préférence en choisissant un comédien beaucoup plus grand qui cachera en permanence son visage derrière sa cape ou derrière son bras ;
- le héros : confier le rôle vedette du sheriff texan à un ancien lutteur scandinave, à l'accent presque incompréhensible, et pour faire bon poids lui donner énormément de dialogue ;
- le message : mêmes si on présente un film d'aventures (Science-fiction, épouvante, morts-vivants), il est important que le film porte également un message essentiel, quasi philosophique. C'est le pseudo mage Criswell qui s'en chargera : "nous nous intéressons tous au futur, car c'est là, que vous et moi nous finirons nos jours ..." "Ces futurs événemants nous affecteront dans le futur ..." "d'ailleurs prouvez que ce n'est pas arrivé ..."
- le montage : travailler tout spécialement les raccords et les transitions ; passer donc donc dans la même scène de la nuit au jour sans transition (on parlera d'ellipse) ;
- l'image : rechercher des cadrages insolites, en sortant du cadre tous les arrêts de voitures;
- les décors : un petit cimetière comme décor quasi unique et une seule route qui mène inévitablement au cimetière; un rideau de douche pour fermer la cabine de pilotage d'un avion ...
- les trucages, évidemment essentiels pour un film de SF : pour figurer les soucoupes volantes, des assiettes en carton peintes en doré, que l'on agitera au bout de cannes à pêche avant d'y mettre le feu, et peu importe si on distingue les fils où elles sont suspendues; en arrière-plan on aura un grand panneau peint représentant Hollywood ...

C'est évidemment une solution de facilité que de présenter ainsi le Ed Wood de Tim Burton - même si la reconstitution des trois grandes oeuvres du cinéaste maudit (Glen et Glenda, La Fiancée du monstre avec la scène culte du combat entre le savant fou et la pieuvre géante, et Plan 9 bien sûr) occupe effectivement une part importante du film.

D'abord parce que Ed Wood relate aussi, à côté de la vie du cinéaste, les dernières années de Bela Lugosi - et la relation privilégiée, totalement émouvante entre les deux hommes, le cinéaste enfant, dénué de tout talent mais plein de rêves et l'acteur mythifié, morphinomane et oublié, désormais épave mais toujours flamboyant et magnifié par l'interprétation magistrale de Martin Landau - "beware, beware ..."

Surtout parce que Ed Wood, au-delà du personnage d'Ed Wood, est d'abord un film sur le cinéma - la recherche des fonds, des producteurs, les enthousiasmes (Ed Wood termine chaque prise de vue par un "perfect", et il ne fait jamais plus d'une prise de vues) et les dépressions, les rêves et les illusions, le clan, les fidèles (beaucoup de bras cassés ...), presque tous réunis dans l'inénarrable Plan 9.

C'est Orson Welles (et l'image de Vincent d'Onofrio, presque de l'ordre du sosie, saisit le spectateur autant qu'Ed Wood au moment où celui-ci aperçoit le réalisateur mythique) qui nous donne la clé : "à quoi bon réaliser les rêves d'un autre ?"

Tout se passe en fait à la frontière, si poreuse, entre rêve et réalité, entre vérité et mensonge, entre réalisme et poésie. Ed Wood, réalisateur, revendique le réalisme - il refuse de re-tourner une scène où le très énorme et très malhabile Tor Johnson a percuté une porte ("dans la vie, il aurait aussi percuté la porte ...") ; mais il admet aussi la "profession de foi" de l'escroc Criswell (après toutefois avoir cru en ses prophéties absurdes comme on croit au Père Noël, Ed Wood est un enfant) - ces prédictions sont évidemment du vent, l'essentiel c'est que le public y croit. L'art est d'abord illusion.

Et c'est là tout le paradoxe génial du film. Tim Burton reconstitue la vie d'Ed Wood, mais il joue avec la réalité - ainsi de la grande première de Plan 9 présenté comme un triomphe, comme une apothéose ...
Tous les acteurs du film de Burton ressemblent, parfois à s'y méprendre, aux personnages qu'ils sont censés incarnér - Lisa Marie et vampira, Sarah Jessica Parker et Dolores Fuller, Jeffrey Jones et Criswell, George "the animal" Steele et Tor Johnson, et même Bill Murray et le mythique Breckinridge ... mais c'est affaire de maquillage et d'illusion. Les acteurs d'Ed Wood ne savaient pas jouer (étaient-ils seulement dirigés ?), ceux-là sont tous excellents.
Ed Wood ramait pour obtenir quelques crédits, avec des producteurs improbables - un boucher (à condition que son fils soit acteur), la congrégation baptiste ... " Le budget de Tim Burton aura sans doute été "cent fois supérieur à celui de toute l'oeuvre d'Ed Wood" (B. Tavernier).
Et le film enchaîne plans et images inoubliables dans un noir et blanc somptueux : Vampira déambulant seule dans les allées d'Hollywood désertes, les lignes des volets striant la silhouette d'Ed Wood au moment où il reçoit un coup de fil angoissé de Bela Lugosi, l'expression de son visage au moment où il aperçoit Orson Welles, le double mouvement d'ouverture et de fermeture du cercueil de Bela Lugosi avec passage au noir et retour progressif infiniment triste aux visages des témoins, l'enchaînement avec très beaux contre-jours entre Ed Wood s'approchant du spectateur et le visage de Criswell débitant ses ultimes prédictions ...
A partir de l'oeuvre d'un réalisateur tenu pour "le plus mauvais cinéaste de tous les temps" et de ses oeuvres les plus calamiteuses (et on revient à l'intitulé de la critique), Tim Burton, dans le noeud indémêlable de l'illusion et du respect de la réalité, produit un film magnifique. On ne peut rêver plus bel hommage au cinéma.
pphf

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