"Tomorrow I beat a new record." - Du jeu vidéo

Bon, je fais jamais ça. Déjà, écrire une critique (qui va d'ailleurs plus relever de l'analyse que de la critique, on se refait pas) sur ce site, c'est un truc que je fais peu. Surtout sur des films qu'on les appelle "grand public" dans les magazines que lit ce "grand public". Mais alors en plus, à chaud, comme ça, en sortant de la salle, ça, non, vraiment, jamais. Bref.
Petit avertissement quand même : ça va spoiler sévère, et en plus ce sera même pas intéressant si on n'a pas vu le film. Donc bah je pense qu'il ne sert à rien de lire ce qui suit si on a la moindre once d'intention d'aller le voir, et qu'on ne saisira peut-être pas grand chose si on ne l'a pas vu. Mais après, je n'ai écrit ce qui suit que dans ma tête, j'sais pas encore ce que ça donne sur papier (enfin papier.. ouais bon, on passera).

J'ai bien aimé le film. Pris au premier degré, sous son apparente originalité, je conviens tout à fait qu'il n'est pas exceptionnel. L'esthétique "film d'action/de guerre" n'est que très peu travaillée, tout plein de grosses armures, tout ça, c'est vu et revu. Et pour ce qui est des valeurs défendues, elles sont mornes, elles sont "plates" tellement qu'on est passé, repassé et rerepassé dessus : le libre arbitre, la liberté des hommes, la nécessité du choix, la sauvegarde de la planète, Tom Cruise qui sauve le monde... Merci les américains. On essaie de cacher ça en faisant se dérouler l'action en Europe, ça permet pas mal d'interaction avec l'Histoire, que les Américains ils ont débarqué là, tout ça tout ça (c'est d'ailleurs carrément assumé dans la scène un peu wtf du bistrot londonien). On a une petite originalité avec la parité qui s'introduit au casting, et aucune misogynie dans le scénario ou son traitement. Certes il y a plus d'hommes que de femmes à l'armée, mais pas de remarques débiles sur les femmes, et - pour autant que l'on peut le voir - les hommes ne sont pas plus fort sur le terrain que les femmes, notamment parce que tout le monde est équipé de la même armure.

Bon, mais là où le film m'a vraiment bluffé, c'est qu'il m'est apparu comme une sorte de dissertation sur le Jeu Vidéo (sa narration, sa construction), bien que jamais cet art/pratique ne soit cité directement (au son ou à l'image).
Déjà, le scénario : Super-Tom, connard-beau-gosse-américain-vaniteux-de-base et par ailleurs attaché de presse (soit disant "major") de l'armée américaine, se retrouve, parce que le chef il en a un peu ras-le-fondement de son beau sourire, sur le terrain. L'Europe occidentale entière a été conquise par des extra-terrestres (ben tiens) appelés les Mimics, bien qu'on ait quand même gagné une bataille il y a quelques années à Verdun (ben tiens²), et les Américains basés à Londres s'apprêtent à débarquer en France (ben tiens³) tandis que les armées sino-russes avancent sur le front de l'est (nan vraiment, ça me rappelle rien). Super-Tom arrive donc, non entrainé, sur le champ de bataille, et là, il se fait défoncer la gueule bien gentiment par un super-mimic, et il meurt. Pouf. Sauf qu'au moment où il meurt, sa journée recommence quand il revient à lui sur le tarmac, image qu'on a vu quelques minutes plus tôt. Et sa journée recommence, et il remeurt, et il recommence, etc. Petit à petit, il prend connaissance de l'environnement, de la menace, de ce qui lui arrive, et recommence sans fin jusqu'à la réussite. On est là dans le cas de figure d'un personnage de jeu-vidéo dans un niveau particulièrement difficile, qu'il n'arrive pas à passer.

Mais ce pitch de départ, bien que tout à fait représentatif de ce que je veux prouver à propos de ce film, n'est pas le seul élément allant dans ce sens. J'm'en vais donc démontrer un peu plus avant :
- Le déroulement du scénario de ce film fait tout à fait penser à celui d'un jeu vidéo en open space. Le joueur/personnage (indifférenciés dans le film) navigue dans le niveau (le "monde" de la diégèse) à sa guise. Il explore certaines voies, qu'il répète jusqu'à obtenir l'information qu'elle contienne. Puis il se suicide pour pouvoir explorer un autre chemin. Il complète ainsi comme autant de quêtes annexes lui permettant de "débloquer" la quête principale, celle qui va nous amener dans la dernière scène d'action du film (celle qui se situe dans le Louvre, vous savez, le Louvre, ce bâtiment qui fait face à l'arc de triomphe ! J'adore les amerloques.)
- Ce n'est qu'un détail, mais quand Super-Tom raconte à ses potes (ceux qu'au début ils sont pas des potes mais qu'à la fin faut bien qu'ils aident celui qui a réussi à devenir le héro du film, parce que lui il peut y naviguer et pas eux, forcément ça aide) comment les choses se passent, qu'ils sont un peu dans la merde et qu'il voit plus trop de solution, une de ses équipiers répond que vraiment, c'est pas possible qu'il n'y ait pas de solution, "it has to be a way to win !". La caméra zoom sur elle, puis intercale un petit plan de Super-Tom comme surpris. La phrase est mise en avant, est "ressortie" du dialogue par les procédés cinématographiques. J'y vois comme la conscience du joueur qui, face à son jeu, ce dit que, non, les développeurs ne sont pas débiles, ils ont forcément laissé une solution quelque part. Et puis il y a cet autre équipier (le quota de minorité black du film...) qui répète plusieurs fois qu'il est déjà passé par une vingtaine de batailles, et que tout le monde lui dit que c'est impossible, et que lui ressasse "tomorrow I beat a new record !"... Un autre joueur dans la partie ?
- A un certain moment, Super-Tom et Super-Emily (la mentor de Super-Tom, celle qui auparavant, dans la bataille de Verdun, a eu la même chose que lui, qui peut donc lui expliquer pourquoi il a ça, comment ça marche, les règles, etc...) doivent aller dans le bureau du Chef de l'Armée. Dans le couloir des bureaux de l'armée, ils effectuent une sorte de chorégraphie pour éviter les regards de ceux qui les connaissent et pourrait donc leur interdire le passage, chorégraphie apprise par coeur par Super-Tom au fil des restarts. Dans cette chorégraphie, on le voit à un certain moment avancer, puis revenir sur ses pas pour éviter deux personnages passant devant eux. C'est, en soi, tout à fait illogique : il connait son pas de danse par coeur, il ne commet pas d'erreur car il l'a répété une bonne dizaine de fois, pourquoi donc avance-t-il s'il lui faut reculer par la suite ? Il n'aurait qu'a rester sur place, attendre que les personnes passent, puis avancer, non ? Eh bien on peut interpréter ça comme une action sur le level-design. Dans un jeu, il faut parfois aller jusqu'à un certain endroit pour qu'un évènement (modification du décor, apparition d'un ennemi) se déclenche. C'est ce qu'il fait ici : il faut qu'il avance jusqu'à un certain point pour déclencher l'arrivée des deux individus, et reculer ensuite. [Digression=On] Si donc ce film vante comme tout le cinéma hollywoodien de ce siècle et de celui d'avant le libre-arbitre de l'homme, il le fait plus subtilement que ses congénères. Le personnage sait que chaque action est simultanément la conséquence d'une passée et la cause d'une avenir. Il se rend maîtres des chaines de causalité qui l'entoure, pour pouvoir en jouer. Il met en fait en application ce que son sergent déclarait dans son discours de méchant sergent (nan mais on l'a déjà vu, Full Metal, pourquoi vous devez toujours y revenir ?) : "C'est en connaissant votre destin que vous vous en rendez maître." (plus ou moins, celle là je l'ai pas bien retenue).[Digression=Off]
- Le scénario s'achève sur une mission suicide : Super-Tom, Super-Emily et leur fine équipe rushent le Louvre (celui en face de l'Arc de Triomphe donc) pour y détruire la Source des Mimics, qui possède le pouvoir de modifier le temps, celle qui a involontairement contaminé Super-Tom, et Super-Emily avant lui. Super-Tom réussit à détruire le corps central, au prix de sa vie et de celle de son équipe. Le film semble s'achever sur son corps qui se noit, dans l'eau, parmi les restes de l'alien géant explosé. Ca, c'est pour la première fin, le "sad ending". Et, comme bien souvent dans un blockbuster, on nous rajoute 5 minutes de film, histoire de caler une deuxième fin, un "happy ending" toujours souhaité par la prod (ça ramasse plus de pognon). Qu'est-ce qui se passe donc ? On voit Super-Tom qui se fait plus ou moins contaminer par les restes de l'Alien, puis qui se réveille dans l'hélicoptère dans lequel il était au tout début du film (première image avant l'amusant générique de début (INTRODUCING FRANCOIS HOLLANDE, SISI (j'vous l'avais dit que ce film valant la peine !))). Qu'est-ce que donc produit ce scénario ? Une suppression de lui-même. Ce que gagne le joueur/personnage, en derniers recours, c'est le droit de ne pas jouer au jeu vidéo. Ainsi donc Super-Tom a réussi à finir le scénario, la mort n'étant qu'une étape à franchir depuis qu'en butant le monstre bleu au début il a activé le cheatcode "vie illimitée". Il n'y a pas d'autre "Game Over" que celui-là : la pure et simple suppression du jeu par lui-même. Super-Tom se réveille avant même que l'histoire est commencé, et apprend que les aliens sont éradiqués. Il sait bien sûr que c'est de son fait, il a la mémoire du jeu, mais il a été libéré par lui. Il n'a pas à être un soldat, et il ne sera même jamais un soldat aux yeux de ses congénères. Il peut rentrer dans sa petite vie de tous les jours, celle de l'amérloque insupportable, beau gosse et vaniteux. Il est dans la position de cet homme qui a vécu une expérience intime avec un jeu, et dont personne ne gardera le souvenir. Il n'aura été un héro que pour lui-même, il n'aura sauvé le monde que pour lui-même. Mais pour lui, il l'aura fait.
- Allez, un dernier argument : le générique de fin. Ce générique se déroule sur une musique chelou et surtout avec, en fond d'image, des choses très bizarre. Des courbes et des points qui dessinent... qui dessinent... Mais oui ! Notre niveau, et nos monstres, et nos héros ! De fait, le générique de fin nous présente comme un logiciel de model design. On est véritablement "sorti du jeu", et au moment où l'on nous présente ceux qui ont réalisé cet objet audiovisuel, on nous fout sous les yeux les différentes étapes de la création d'un univers graphique. Si ça c'est pas la cerise sur le gamepad !

Allez, je clos là mon analyse. Bien sûr, tout ceci n'est qu'une interprétation personnelle d'un au-delà de l'image. Je m'éloigne du scénario pour n'en retenir que les tendances, et certains choix de mise en scène. Ce n'est qu'une lecture possible du film, celle que j'ai eu en le visionnant (beaucoup plus intéressante à mon avis que de simplement suivre l'histoire, mais c'est possible que je sois un peu con).
On pourrait parler de beaucoup d'autres choses : ce film est aussi un film sur le montage, qui révèle en quelque sorte au spectateur le pouvoir des images. Quand au bout de quinze fois on voit Super-Tom qui nous fait bien comprendre que ce qu'on est en train de voir, lui il est déjà passé par là à de nombreuses reprises, on se met à questionner la nature de chaque nouveau plan qu'on voit. Et ça, c'est vraiment bon. Enfin un blockbuster qui dit à son spectateur "coucou, je te mens ! Interroge moi si tu veux être sûr que je continue pas".
Mais ce n'est pas mon sujet, alors, à d'autres !
Wlaad
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