De la liberté du renard libre dans le poulailler libre

Un film social, social et politique, comme on en fait peu en France quand il s’agit de toucher le grand public ; on pourrait songer au cinéma anglo-saxon, à Ken Loach évidemment, ou en amont à Martin Ritt (le très bon Norma Rae). Mais non – La radicalité d’En guerre est unique. Dans la description du combat engagé sans doute, mais surtout dans son traitement – quasi documentaire, dans son approche des foules et des mouvements de foule en caméra portée, des interviews aussi, très réaliste (on voit même passer le maire d’Agen sans qu’on soit bien sûr qu’il s’agisse d’une fiction), dans les références, jusqu’au logo bien imprimé sur l’écran, aux reportages des chaînes télévisées (BFM, mais aussi France 2), et plus encore dans l’enfermement sur un thème unique, le combat des ouvriers quand leur entreprise est menacée de fermeture définitive, on n‘en sortira pas, à peine quelques échappées familiales, presque subliminales, quelques photos, de l’enfant à naître, puis né … et plus encore, l’évocation de ce combat est presque immédiatement en boucle, d’une réunion l’autre, avec les mêmes arguments constamment répétés, énoncés, repris, hurlés face aux mêmes discours, face au mur. On n’en sortira pas.


Et on en sortira d’autant moins que ces répétitions jusqu’à l’écœurement, peuvent là encore forcer l’illusion du réel : les chaînes télévisées spécialisées répètent ainsi en boucle ces mêmes informations – mais elles sont toujours biaisées, manipulées ; elles ne retiennent, de façon presque subliminale, toujours indirecte, que ce qui permettra de déconsidérer le combat conduit par les victimes. Les répétitions imposées par Stéphane Brizé au spectateur, sont d’un autre ordre : elles disent, redisent et redisent encore le point de vue des ouvriers, avec ses cafouillages, ses pertes de contrôle, ses erreurs, parfois énormes. Mais – leur point de vue. Et cela change tout.


Un cinéma radical.


Tout commence donc comme un documentaire – un pseudo reportage de BFM, avec une première réunion, ouvriers et patrons (leurs délégués plutôt), des demandes, du désespoir d’individus, des non-réponses, à teneur économique évidemment, ils ne parlent pas de la même chose, ni la même langue, macro-économie contre survie, questions de compétitivité (qu’on ne doit pas confondre avec rentabilité …), d’actionnaires, de stratégies face à des demandes réitérées, des rappels de sacrifices et de promesses oubliées et déjà le ton qui monte, le dialogue qui s’emballe, l’impasse. Dialogues de sourds, définitivement.


Dans la seconde séquence, une réunion toujours, les dialogues ont disparu – gommés, effacés par une musique d’une violence assez terrible, entre jazz progressif et rock industriel, plus que violente, atroce, la partition de Bertrand Blessing qui couvre tout. Les mots ne peuvent pas lutter.


En guerre est un film radical. C’est aussi un film sur le langage, sur la communication. Sur la communication impossible et la mort du langage.


Avec l’arrivée de la musique, de fait, on sort de l’illusion documentaire. On en était déjà sorti, sans doute, au moment où la caméra avait réussi à isoler un homme dans la foule – la fiction survenant avec le passage du collectif à l’individuel – et d’autant plus que le héros, désormais identifié est incarné par un comédien très reconnu, au milieu d’une cohorte d’acteurs totalement inconnus (et qui souvent portent leur propre nom dans le film, des ouvriers au patron), des acteurs anonymes, amateurs. Mais c’est encore un moyen de donner plus de force à l’impression de réalité : Vincent Lindon, depuis plusieurs années, Entre adultes, Quelques heures de printemps, La Loi du marché … est devenu bien plus que le porte-parole (mais dont la parole à présent ne peut plus porter) de Brizé, son double. Et il est évidemment parfait dans l’incarnation de cet ouvrier en révolte. De façon d’ailleurs très révélatrice, Xavier Mathieu est crédité au générique – Xavier Mathieu, ancien ouvrier en révolte, poursuivi par la justice, et devenu aujourd’hui … acteur. Dans En guerre, Vincent Lindon est bien plus qu’un acteur. Un emblème.


Le combat est donc perdu – bien avant d’être engagé. Toutes les réunions, toutes les tentatives de dialogue sont vaines.


Et défileront donc, face aux ouvriers, tous les protagonistes, les représentants de toutes les institutions, toutes d’accord en réalité pour en finir :


• Les patrons et leurs représentants, reprenant également, en boucle, un discours mécanique, jamais argumenté, d’où ne ressort que l’idée de compétitivité (à ne pas confondre avec celle de rentabilité - l'entreprise est rentable, mais cela ne compte pas ; on sera plus compétititf en Roumanie ...) ; le patron lui-même, au sommet d’une grande entreprise internationale basée en Allemagne, qui ne se déplacera (après maintes demandes toujours repoussées) qu’à la toute fin du film, à la façon de la grande vedette, d’ailleurs annoncée lors de cette fameuse réunion par un présentateur à la botte avant qu’il ne prenne la parole … en français, pour énoncer quelques généralités vaines, le souci constant du social en Allemagne, la priorité des priorités, et son amour de la France, sa propriété où il vient régulièrement se ressourcer … Le déchaînement final de violence est déjà programmé.
• La sphère économique, avec ses experts, tous en service commandé, la compétitivité toujours, le facteur humain désormais totalement négligeable ;
• La justice, qui se prononcera très rapidement contre les ouvriers, là encore au nom de la liberté d’entreprendre, la fameuse liberté du renard libre … Il reste bien un garde-fou (?) : l’obligation faite au patron de chercher un repreneur. Mais là encore, rideau de fumée, illusion, mensonge : c’est le patron seul qui, peut décider de la fiabilité des repreneurs potentiels, décider seul de les évincer – surtout si d’aventure ils pouvaient devenir de nouveaux concurrents. On se souvient évidemment de l’affaire Mittal.
• La politique, quand le sommet du ridicule est atteint par le médiateur, par le délégué de la présidence (aucun ministre ne se déplacera), en boucle lui aussi, répétant constamment que le président soutient constamment les ouvriers (on ne compte plus le nombre de fois où cette affirmation, sans autre précision, revient dans ses propos) tout en donnant de fait raison à la direction de l’entreprise – au nom sans doute de maintes priorités, les relations franco-allemandes à préserver, l’impératif de ne pas donner un mauvais signal à de nouveaux investisseurs … et au nom de la sainte indépendance de la justice.
• La police – mais ces rencontres-là se situent dans un en-deçà du langage …


Les deux affrontements avec la police, annoncés par un plan assez remarquable, la découverte de la foule massée à travers le bouclier d’un CRS, les deux corps à corps en réalité, très oppressants, sont particulièrement impressionnants. Ils constituent le prolongement (mais pas la conclusion, on y reviendra) d’une communication totalement échouée.


On tente d’ouvrir le dialogue qui tourne rapidement au dialogue de sourds.


Jusqu’à l’intérieur de ses propres troupes : on oublie les arguments pour passer aux cris, aux invectives, aux insultes, aux propos qui se chevauchent, deviennent inaudibles quand la communication se trouve réduite à sa seule fonction phatique – on demande la parole uniquement pour avoir la parole …


Borborygmes donc – et ce mot appartient bien à la même famille que barbarie …


Dès lors, quand la communication civilisée n’opère plus, il ne reste plus que les coups, contre les représentants de l’ordre, contre le patron même (comme expression pas ultime du désespoir), contre les siens même et même …


Il est temps alors de revenir sur la fin tragique du film – très étrangement controversée, contestée ici ou là, tenue par certains pour outrancière. En réalité elle relève de l’évidence.


D’abord il n’y a pas d’excès puisqu’on a un écho très réaliste à une réalité sociale et à à des drames récurrents, régulièrement présents à la rubrique faits divers – et rapidement oubliés.


Et surtout cette chute « héroïque » constitue aussi le prolongement évident de tous les échecs antécédents :


Le dialogue tournant au dialogue de sourds.


Les coups contre l’ennemi, puis contre les siens.


Puis retournés contre soi-même.


Imparable.


Et terrible. Parce que, en dépit des nouvelles concessions (la reprise des « négociations », la réintégration des exclus …), le patronat, l’Etat et tous leurs affidés en resteront évidemment à l’hypothèse de liquidation, avec une aumône, sans doute programmée, pour solde de tous comptes.


Il ne reste alors, au cours de la cérémonie d’adieu, que les gros plans poignants sur les visages, et le silence, l’extrême justesse, loin de tout excès et sans aucun pathos, et l’absence absolue, totale, de mots.


Un cinéma radical et tragique.



P.S. Hors sujet (ou pas)



Le film renvoie sans doute à nombre d’affaires très médiatisées qui ont eu lieu sous le dernier gouvernement socialiste – de la sidérurgie Mittal à l’usine Continental.


Et pourtant c’est bien à la macronie que renvoie le film de Stéphane Brizé ; Et là encore, il n’y a pas de hasard, c’est toujours une question de langage.


D’un Macron déambulant entre ceux qu’on croise dans les gares, « ceux qui ne sont rien » et d’autre part les fameux « premiers de cordée » auxquels il aime tant à se référer. Et l’on a un peu de mal à imaginer les squelettes de Liliane Bétencourt ou de Serge Dassault entraînant leurs subalternes au sommet du Mont Blanc. Et pire encore, dans le mépris et le cynisme peut-être même pas volontaires l’évocation des « passions tristes » des Français, reprise et serinée par son porte-parole Benjamin Griveaux (ancien élu socialiste cela va sans dire), tous ces gens qui contestent, protestent et se révoltent au lieu de faire preuve d’optimisme, d’aller de l’avant et faire la fête.


C’est un député européen et belge, et très humoriste, qui lui aura offert (au terme d’une intervention percutante) une corde d’escalade tout en lui rappelant qu’il avait bien parlé, en tout mépris, de « ceux qui ne sont rien » et non pas de « ceux qui n’ont rien » ou « qui ne font rien ». Et l’on retrouve alors, au bout du cynisme, le film de Stéphane Brizé. Quoi qu’en dise Macron, le problème n’est pas la chute du premier de cordée – mais plutôt, à l’instant où celui-ci aura coupé la corde, la chute de tous ceux qui le suivent. Et ceux-là alors qui n’auront plus rien, ne feront plus rien, ne seront désormais plus rien.


Est-ce que ce monde est sérieux ?

pphf
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le 8 juin 2018

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