Kubrick est américain, et comme tous les cinéastes américains, il est obligé de faire de l'argent. Certains s'astreignent à ce régime en se compromettant, pas Kubrick, qui a toujours fait ce qu'il a voulu et qui a obtenu un succès public considérable. Tout le monde connaît Kubrick et beaucoup de gens l'adorent encore aujourd'hui, et ce malgré le pessimisme prégnant qui baigne son oeuvre.
Le dernier film du cinéaste reste fidèle a tout ce qu'il a fait auparavant, et ce bien que beaucoup aient souligné son caractère plus intimiste, et surtout plus optimiste ; c'est ce dernier jugement qui me semble tout à fait fallacieux.

Tous les films de Kubrick parlent de la limite entre l'homme et la machine. Tous questionnent l'humanité et son horizon. Docteur Folamour déjà montrait des hommes à l'inconscience terrifiante, qui ne pensaient que comme des objets dénués d'affect. Dans 2001, le robot HAL semblait tout aussi humain que les occupants du vaisseau. Dans Orange mécanique, un mauvais humain devient un "bon légume" après un formatage expérimental. Et dans Full Metal Jacket, les soldats sont conditionnés pour être des machines à tuer implacables. A première vue, Eyes Wide Shut s'éloigne de ce schéma. Il montre un couple dont l'amour mutuel devient incertain quand la femme révèle ses fantasmes à son mari, et le couple se reformant à la fin. Il est alors tentant de voir en Kubrick un grand sentimental qui s'ignorait et qui s'est dévoilé à nous à titre posthume, en lisant le finale comme une ode à l'amour conjugal, le dernier repère... On comprendra que ce n'est pas ma lecture du film. D’abord car Eyes Wide Shut est toujours imprégné de l’emprise démiurgique et perfectionniste de Kubrick : les travellings au steadicam sont plus précis que jamais, les éclairages ultra-réfléchis et le jeu des acteurs glacial, comme mécanique. Tout, jusqu’à la structure même du film – symétrique elle aussi –, témoigne que l’auteur a poussé encore un peu plus loin son obsession du contrôle (on se souviendra que le tournage aura duré plus d’un an !). Ca, c’est pour l’esthétique.

En ce qui concerne le propos, il est encore une fois dans la droite lignée de Full Metal Jacket, plus pessimiste même. Car l'amour n'existe pas dans Eyes Wide Shut, les êtres sont dénués de sentiments, ils sont seulement animés par des pulsions primitives, elles-mêmes formatées. Et dans le rôle du pouvoir formateur : le capitalisme. Rappelons-nous la première phrase du film : "Chérie, tu as vu mon portefeuille ?". Tout est dit. Le début de l'oeuvre la résume déjà toute entière, comme l'incipit de Voyage au bout de la nuit contenait déjà ce qui le suivait. Il n'y a d'ailleurs pas de changement entre la situation initiale et la situation finale : les époux ne s'aiment toujours pas, et ce n'est pas le fameux "fuck" sans conviction qui change la donne. On soulignera au passage que la scène finale se déroule dans un magasin, lieu ultime du consumérisme.

Est-ce pour cela que le film ne sert à rien ? Non, évidemment. Les films de Rohmer aussi prennent les plus grands détours pour arriver à un fin évidente depuis le début, et ce pour notre plus grand plaisir (on notera d'ailleurs les similitudes entre Eyes Wide Shut et L'Amour l'après-midi). Mais Rohmer est optimiste, pas Kubrick. Et son dernier film ressemble à une longue suite d'espoirs déçus. L'homme n'assouvit jamais ses fantasmes, eux-mêmes tout-à-fait impersonnels, morts dans l'oeuf eux aussi, tués par l'argent. Kubrick ne croit plus en rien – il filme Kidman et Cruise comme deux automates à la limite de l'implosion – et c'est ainsi qu'il nous aura quittés.

Ne reste plus que le cinéma. Tous les plans du film respirent l'amour de l'art. Et à partir d’un film gratuit en quelque sorte puisque ne montrant aucune évolution du début à la fin, Kubrick libère ses propres fantasmes d'artiste ; qu'on songe à l'apparition d'un homme chapeauté au coin de la rue (vérification faite, il n'a pas de chapeau, et même pas de cheveux d'ailleurs), réminiscence du film noir des origines, dont l’auteur tire une séquence au suspense miraculeux. L'utilisation d'une pellicule hyper-sensible (qui permet de moins ouvrir le diaphragme et donc d'obtenir une plus grande profondeur de champ), combinée à des éclairages ostentatoires et hypnotiques (qui peuvent rappeler ceux de Vertigo, en encore plus baroques), crée un constant vertige. Comme une sensation de chute – celle qu'on a au moment de s'endormir – qui ne nous lâcherait pas pendant 2h30. Ce vertige, c'est celui d'un monde entièrement faux qui se craquelle sous nos yeux, dévoilant sa vacuité totale et terrifiante.

Mais je ne peux faire une critique de ce film sans évoquer sa séquence centrale, l'orgie, séquence où le génie de Kubrick atteint son acmé. Le cinéaste filme une "charade" (à comprendre en anglais) dans sa fiction, et cela lui permet alors de déployer tout son art pour saisir la puissance du faux de l'instant. Quand tout est apparence, seul le cinéma, l'art faussaire par excellence, peut subsister. Et cette séquence d'une dizaine de minutes ressemble à une extase, insaisissable mais inoubliable.

Grande illusion parce que rien n'est vrai dans ce film - à commencer par New York -, et parce que les apparences s'y emboîtent comme des poupées russes. Alors peut-être Eyes Wide Shut est-il un film incompris. Beaucoup de spectateurs y ont vu un film puritain (alors que c'est le contraire), ont voulu y voir une réflexion sur le couple et ont été déçus par la fin et d'autres – qui ont aimé le film – l'ont lu comme une œuvre optimiste et sereine qui tranchait avec le reste de la filmographie de Kubrick. Peut-être que s'il reste un dernier bastion qu'un artiste ne peut remettre en cause, c'est l'amour, et qu'on n'a pas compris (ou pas voulu comprendre) que Kubrick le dise exsangue. A ma connaissance, seul Jean Douchet a analysé le film dans le sens qui me paraît le bon, et je renvoie à son texte pour clore ma critique : https://www.kubrick.fr/films/eyes-wide-shut/critique-franco-cahiers-cin%C3%A9ma/

Je poursuis ma critique car j'ai revu le film une nouvelle (4e ou 5e) fois et cette nouvelle vision me l'a fait percevoir d'une manière différente. Le film n'a pas changé bien sûr, mais c'est comme s'il était le témoin de ma propre évolution : ce doit être moi qui ai changé. J'ai toujours vu Eyes Wide Shut comme un film d'un pessimisme irrécupérable, un constat sévère et sans appel sur le monde occidental ; aujourd'hui j'ai l'impression d'y voir un film apaisé. On croit toujours que Kubrick sait tout mieux que tout le monde, c'est un présupposé auquel pas grand monde n'échappe, et je n'y ai pas échappé, mais je vois désormais son dernier film comme un aveu d'ignorance : comme Socrate, il sait seulement qu'il ne sait pas. Comment peut-on alors affirmer comme je l'ai fait que Kubrick veut enterrer le monde occidental avec lui ? Aujourd'hui rien ne me paraît moins sûr. Il me semble d'ailleurs qu'il y a très peu de certitudes dans cette oeuvre, comme si à l'approche de la mort le cinéaste tentait de faire le point sur ce qu'il sait de la vie, et qu'il en arrivait à la conclusion qu'on peut douter de tout si ça nous chante, mais à quoi bon ?

Il me paraissait clair également qu'il n'y avait pas d'amour dans le couple Harford, mais je n'avais pas souvenir que le dialogue final était si long. Or, s'il n'y a pas d'amour, c'est qu'il faut jeter tout ce dialogue à la poubelle, parmi toutes les "illusions" pourfendues par Kubrick ; il me semble au contraire que ce dialogue est la clef de tout le film : c'est le seul moment où l'on se parle enfin dans le couple, et tout y est dit. Quand Nicole Kidman dit "I do love you", il me semble donc qu'il faut la croire, en tout cas autant qu'elle le sait elle-même ("autant qu'un rêve n'est jamais qu'un rêve"...).

Je crois aussi que s'éloigner d'une lecture exclusivement pessimiste de ce film rend visible tout ce que le film dit sur le couple, qui est d'une justesse idéale et qui n'avait jamais été dit avant. Eyes Wide Shut me paraît aujourd'hui être avant tout l'histoire d'un couple qui, après des années de vie commune, prend brutalement conscience de ce que ça veut dire que faire couple. En particulier pour Bill Harford (Tom Cruise) - qui ne s'est jamais demandé ce que pouvait penser sa femme, ce à quoi elle pouvait rêver en fait - le trajet de ce film constitue un véritable apprentissage, qui bien que tardif n'en est pas moins salutaire : il apprend non seulement qu'il ne "possède" pas sa femme, mais aussi qu'on est inconnu à soi-même et que l'on peut douter de tout, mais que cela ne doit pas nous empêcher de vivre.

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le 22 janv. 2023

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